L'ETAT ET LA DEREGULATION :

ANALYSE RETROSPECTIVE DE TROIS RAPPORTS

FRANÇAIS SUR LES AUTOROUTES DE L'INFORMATION.




Barbara MULTNER
Centre d’Etude des Médias
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
MSHDU 33405 Talence
Michel BURNIER
Centre Pierre Naville
Université d'Evry
91025 Evry (F)
 

Résumé

Les trois principaux rapports remis au gouvernement français sur les "autoroutes de l'information" (Théry, 1994 ; Breton, 1994 ; Miléo, 1996) mettent en lumière le déterminisme techno-économique des décideurs et l'injonction politique d'avoir à combler d'urgence le retard européen en matière d'informatique et de télécommunications. Cela au nom d'une hypothétique sortie de l'impasse industrielle et du chômage.
De plus, la politique française de "convergence européenne" semble hésiter entre le désir de maintenir l'autorité régalienne et une pratique de dérégulation au profit du commerce électronique privé.
Le niveau d'acceptabilité politique de la société de l'information semble constituer l'enjeu sous-jacent des projets gouvernementaux.

Mots -clés Autoroutes de l'information. Politiques publiques. Dérégulation.
 
 

L'Etat français face aux défis de La "société de l'information" :

ce que disent les rapports publics.




A l'instar des autres pays industriels, la France s'est engagée dans la bataille des "autoroutes de l'information" avec pour objectif, on s'en doute, de ne pas trop se laisser distancer par ses principaux concurrents en ce domaine. Bien qu'elle participât à la construction européenne, la France a voulu élaborer un projet autonome. C'est en tout cas ce que souhaitait Edouard Balladur, l'ex-premier ministre, dans sa lettre du 28 février 1994 à Gérard Théry, lui commandant un rapport sur les "autoroutes de l'information" : "...Tout en participant activement à ce processus européen, notre pays doit, lui aussi, définir sa propre démarche. Il est d'autant plus fondé qu'il dispose, grâce au Minitel, d'une expérience précieuse en matière de services télématiques de grande diffusion".
 

A partir de 1994, les hauts fonctionnaires, par mimétisme et/ou par une réelle volonté stratégique, vont se lancer dans une production considérable de rapports détaillants ce que sont pour eux les enjeux de "la société de l'information'. Depuis cette date, comme le titrait un article du journal Libération, on rencontre une "farandole de rapports autour du retard hexagonal". En effet, tous s'accordent sur la nécessité et l'urgence de l'investissement dans les autoroutes de l'information tout en mettant en perspective leur développement selon des angles particuliers. Ces publications ont également pour but de sensibiliser le public sur les enjeux sociétaux des "inforoutes".
 

Nous proposons de mettre en lumière les principales idées et recommandations contenues dans les trois rapports suivants : "Les autoroutes de l'information" de Gérard Théry, ancien directeur des télécommunications, publié en 1994 ; "Les Téléservices en France, quels marchés pour les autoroutes de l'information" de Thierry Breton, publié en 1994 ; "Les réseaux de la société de l'information" du groupe présidé par Thierry Miléo, du Commissariat général au Plan, publié en 1996.
 

Essayons de voir comment se présente la "société de l'information" à travers ces études en commençant par le rapport de Gérard Théry.
 

D'entrée de jeu on apprend que "la révolution de l'an 2000 sera celle de l'information pour tous. Comparable en ampleur technique à celle des chemins de fer ou de l'électrification, elle sera plus profonde dans ses effets, car les réseaux de télécommunications constituent désormais le système nerveux de nos sociétés [...] Ce nouvel âge de l'information est plus qu'une révolution industrielle ou un renouvellement des services de communication. Les autoroutes de l'information constituent un défi universel. Face à ce défi, la France a de bonnes chances de figurer dans le peloton de tête de la compétition dans un monde de plus en plus ouvert, si elle est capable de définir sans délai une stratégie ambitieuse mobilisant tous ces moyens."

"Révolution", "l'information pour tous", "défi", "définir sans délai une stratégie ambitieuse", le ton est suffisamment fort pour comprendre qu'on est vraiment face à un "nouvel âge de l'information".

"La réalisation des autoroutes de l'information oblige à maîtriser les techniques et les technologies de toute la chaîne de l'information, depuis la source jusqu'à l'utilisateur. [...] Dans l'état actuel de la technique, le déploiement de la fibre optique pour le raccordement des abonnés apparaît comme la voie la plus sûre et la plus évolutive, que ce soit pour les zones urbaines ou rurales. Les choix d'architecture sont différents selon les zones considérées, mais dans tous les cas des choix favorisant le câble coaxial face à la fibre optique conduirait à un abandon à moyen terme des nouveaux investissements."

La mise en place des autoroutes de l'information passerait donc par la maîtrise de "toute la chaîne de l'information, depuis la source jusqu'à l'utilisateur" ; et il conviendrait à cet égard de favoriser "le déploiement de la fibre optique".

"L'Europe et la France ont des chances sérieuses pour réussir la révolution de l'information ; une forte demande potentielle de services utilisateurs des autoroutes de l'information ; des acteurs forts dans les services, l'industrie, la R&D et les réseaux de télécommunications. Mais les capacités de l'industrie du logiciel doivent être réorientées, les réseaux doivent évoluer. Ces atouts sont d'autant plus faciles à concrétiser que le contexte juridique est globalement favorable et que le coût financier est supportable" [...] "Au total des investissements pour la réalisation des infrastructures des autoroutes de l'information se situeront autour de 150 à 200 milliards de francs sur une période de 20 ans. Les services ayant une part prépondérante, on peut estimer que la valeur ajoutée permise par cet investissement sera au moins trois fois plus élevé."

Donc, selon le rapport Théry, la bataille pour les autoroutes de l'information est une mission dont la France comme l'Europe peut s'acquitter, au prix d'investissements et de réorientations nécessaires dans les industries concernées. Un tel effort ne pourrait qu'être généreusement récompensé :

"Dans cette perspective il conviendrait de fixer un double objectif :

- la mise à disposition de tous les citoyens d'ici à l'an 2015 des autoroutes de l'information, chez eux et sur tous leurs lieux d'activité ;

- l'égalité de tous dans l'accès aux autoroutes de l'information, c'est-à-dire l'élargissement aux nouveaux services offerts par les autoroutes du Service Universel déjà applicable au téléphone.

Ce double objectif est une réponse à l'enjeu de compétitivité pour tous les acteurs économiques du pays, à celui du développement équilibré de notre société et à celui de l'égalité dans l'accès à la connaissance et à la culture [...] Or un tel accès fondé sur la seule loi du marché ne pourrait que renforcer une société duale où l'exclusion de l'information aboutirait à l'exclusion de l'emploi et à l'exclusion sociale. Il serait donc indispensable, dans un régime concurrentiel, de veiller à ce que le Service universel -actuellement limité au droit de chaque citoyen d'avoir accès au seul téléphone- soit élargi aux services multimédia, qui permettront, dans une acception claire, l'accès de tous à l'information et à la connaissance."

Ainsi, pour éviter "qu'une société duale où l'exclusion de l'information aboutirait à l'exclusion de l'emploi et à l'exclusion sociale", l'élargissement du "service universel" serait nécessaire pour assurer "l'égalité de tous dans l'accès aux autoroutes de l'information".

Globalement le rapport Théry se présente comme une étude concise et claire, où l’auteur nous explique les mécanismes et les enjeux des autoroutes de l'information. Loin d'être simplement une étude technique ou pédagogique sur les NTIC, le rapport explicite les dimensions sociales et culturelles de la société de l'information. Il se veut un outil d'aide à la décision, destiné essentiellement aux responsables des politiques d'informatisation.

Pour mieux comprendre l'aspect marchand de la "société de l'information", nous allons maintenant explorer les principaux passages du rapport de Thierry Breton, intitulé "Les Téléservices en France, quels marchés pour les autoroutes de l'information". Cette étude se présente comme "la première véritable étude de marché sur les inforoutes. Elle permet en particulier de mettre en évidence le caractère stratégique des Téléservices pour l'économie française (téléinformatique, téléservices de médiation, téléservices fonctionnels), pour l'aménagement du territoire aussi, compte tenu de leur aptitude à la délocalisation, mais également pour l'identité nationale (télé-enseignement, téléservices de loisir et de culture, téléservices d'information ainsi que télé médecine ...) ".

Pour ce qui est de la définition des Téléservices le rapport retient "toute prestation de service à valeur ajoutée, entre entités juridiques distinctes, utilisant les outils de télécommunications." Les domaines d'application énumérés sont au nombre de sept :

- Téléservices fonctionnels

- Téléinformatique (Téléservices liés à l'informatique)

- Télégestion, télésurveillance d'équipements ou de réseaux

- Télé-enseignement

- Télé-médecine

- Téléservices d'information et de médiation

- Téléservices aux particuliers

Cette classification des téléservices donne une idée de l'étendue du champ d'application des autoroutes de l'information. A cet égard, les clients des téléservices se diviseraient en trois grandes catégories : - le marché professionnel en général ( grands comptes, professions libérales, etc.) ;

- des niches spécifiques de marchés professionnels (le secteur médical, les exploitants d'infrastructures d'équipements ou de réseaux, le secteur de la formation, etc.) ;

- le marché public.

Et Thierry Breton conclut : "L'un des enjeux essentiel de cette économie des téléservices est de parvenir à gérer efficacement la remontée de flux financiers, du consommateur vers les prestataires : ces échanges doivent être sécurisés et fiabilisés".

Selon ce rapport, les tarifs élevés du réseau Numéris en France freinent le développement des téléservices : "Les prestataires de téléservices n'expriment pas le besoin d'une infrastructure nettement plus performante que celle actuellement disponible sur le réseau français. Cela tient au fait que pour la plupart des téléservices, le réseau Numéris suffit amplement et sa couverture nationale est un facteur unique au monde de développement des téléservices. En fait, le frein ne se situe pas au niveau technologique mais économique : les prestataires de téléservices indiquent que les tarifs proposés sur le réseau Numéris par l'opérateur national semblent dissuasifs pour la plupart de leurs clients (le nombre d'échanges entre un prestataire et son client ne justifie pas jusqu'à un certain niveau de consommation la mise en place d'un accès à Numéris)."A cet égard, l'opérateur de télécommunications public pourrait jouer un rôle important : "Son action pourrait consister à aider les entreprises naissantes de téléservices et les initiatives de télétravail en étudiant avec elles un plan d'investissement de télécommunications. Il pourrait :

- mettre en place une tarification progressive sur une base forfaitaire à titre gratuit ou à des tarifs adaptés ;

- jouer encore plus un rôle de conseil en télécommunication pour trouver les solutions les plus efficaces et les moins coûteuses."

Le facteur culturel est également évoqué comme un frein pour le développement des téléservices : "Dans plusieurs domaines d'application, le contexte culturel est un frein au développement des téléservices. Si cet élément subsiste en milieu industriel, lié à la crainte d'une perte de maîtrise ou du pouvoir induite par l'externalisation de fonctions, il est plus important encore dans le cas d'applications de type résidentiel ou institutionnel. Ces freins culturels sont notoires dans le domaine de la télémédecine ou du télé-enseignement, où les principaux intervenants (corps médical, corps enseignant) n'acceptent pas sans réserve l'irruption des technologies dans l'univers de la connaissance (savoir médical, savoir pédagogique)."

En réponse à ces difficultés, le rapport formule "trois facteurs clés de succès pour le développement d'une politique d'attraction des entreprises de téléservices (ou utilisant les téléservices) :

- l'action en synergie de l'opérateur de télécommunications et de la collectivité locale ;

- la complémentarité entre les offres financières et non financières (les seules offres financières ne suffisent pas) ;

- la mise en place de structures supportant le développement des téléservices : centres de recherche, actions menées par les universités en direction des entreprises, formation du personnel, conseil pour la création d'entreprise.

C'est la combinaison de ces trois éléments, associée à la qualité de l'infrastructure de télécommunications, qui a permis à plusieurs provinces et à l'Etat nord-américains de développer une activité économique fondée sur les téléservices."

Les incidences sur l'emploi du développement des téléservices sont présentées dans le rapport de manière mitigée. D'un côté, on est prévenu des risques de pertes d'emplois dans les mouvements de délocalisation : "Les téléservices permettent de réaliser une prestation à des milliers de kilomètres de l'endroit où elle est attendue. Les téléservices sont de ce fait placés au centre de la problématique sur la délocalisation. Mais si la mondialisation présente des risques évidents pour l'économie française, la France n'est pas démunie dans cette compétition internationale."

Or d'un autre côté ce rapport affirme que "globalement, il apparaît que :

- il existe des perspectives de création d'emplois et de chiffres d'affaires en France ;

- l'emploi est essentiellement créé par des offres de téléservices à relativement faible valeur ajoutée destinés à des pays d'Europe, à main d'oeuvre comparativement plus chère. A ce jour, cette offre n'est que marginale. L'atteinte de ces objectifs nécessite des actions de promotion volontaristes ;

- le chiffre d'affaires potentiel proviendrait essentiellement des téléservices à forte valeur ajoutée (base de données techniques .. ) ;

- les applications de télé-enseignement et de télémédecine, même si elles existent, ne devraient avoir à l'horizon visé que des impacts marginaux en terme d'emplois."
 

L'impact des téléservices sur l'aménagement du territoire est également souligné dans le rapport. Il se situe à deux niveaux : - la limitation de l'exode rural :

Deux moyens complémentaires ont été imaginés pour limiter l'exode rural : la formation des habitants et des régions éloignées et l'aide pour les entreprises locales à l'accès aux moyens de télécommunication. L'Australie présente une expérience intéressante dans ce domaine à travers le développement de réseaux de télécentres.

- l'attraction d'entreprises :

L'autre type d'action menée par les collectivités locales ou par des gouvernements pour avoir un impact sur l'aménagement du territoire est d'essayer d'attirer les entreprises. I1 peut s'agir d'entreprises fournissant des téléservices : télémarketing, externalisation du traitement de données informatique, gestion de services consommateurs ; mais aussi d'entreprises souhaitant délocaliser certaines de leur fonctions : production informatique, service de relation avec la clientèle (centre d'appels), back- office dans le domaine financier (banques, assurances).

En dehors de ces cas, où se manifeste une volonté affichée d'avoir un impact sur l'aménagement du territoire, les téléservices s'implantent souvent en zones urbaines, pour des raisons utilitaires (embauche de main-d'oeuvre qualifiée, entretien et dépannage, proximité des clients).

A la lecture de ces principaux passages du rapport Breton, il est clair que le débat sur la "société de l'information" est fortement structuré par la logique marchande, entendue comme l'ensemble des préoccupations et préférences à la base de l'orientation libérale des stratégies d'acteurs dans la sphère économique et financière des NTIC. En termes purement financiers, "le marché total des téléservices, en France, est ainsi évalué en 1993 à 33 milliards de francs. Il serait en 2005 compris entre 86 milliards et 195 milliards de francs." Les enjeux économiques des NTIC sont bien entendu considérables. Les prévisions sur la rentabilité de leur utilisation sont toutefois difficiles et aléatoires, car il s'agit surtout de promesses.

Le discours optimiste sur l'ère des téléservices pèsera sans doute sur la mise en oeuvre de choix, mais il ne suffira pas à créer le marché. L'heure est encore aux grandes manoeuvres de rapprochement entre les opérateurs venant du monde de l'informatique, des télécommunications, de l'édition, de la production audiovisuelle, en attendant que le public ratifie les choix des professionnels, avec les incertitudes que cela suppose.

La compréhension de la conception française de la "société de l'information" implique d'aller au delà des rapports Théry et Breton. Ces derniers ont chacun apporté un éclairage capital sur l'enjeu stratégique des inforoutes et sur leur champ d'application. Mais ils ne donnent pas de réponse satisfaisante à la question de savoir comment l'Etat devrait assurer son rôle dans la "société de l'information". Autrement dit, il s'agit de se demander comment l'Etat pourrait satisfaire conjointement les besoins des investisseurs et ceux des consommateurs (essentiellement en termes de qualité et de faibles coûts), afin de contribuer à garantir le minimum de cohésion faute duquel la pérennité même de la "société de l'information" serait menacée.

L'Etat, s'il n'a pas "vocation à se substituer aux autres acteurs de la "société de l'information", a des fonctions importantes de régulation et de réglementation des autoroutes de l'information : l'organisation de la concurrence, le contrôle des prix et tarifs, l'établissement des régimes d'interconnexion entre opérateurs, l'adaptation et l'attribution de licences d'exploitation de services, l'accès aux ressources limitées (fréquences, sites d'antennes), la garantie du service universel, etc".

A cet égard, le rapport sur "Les réseaux de la société de l'information" de Thierry Miléo offre un terrain fertile à la réflexion sur l'enjeu de la régulation dans la "société de l'information". La problématique de cette étude tourne autour de la formulation suivante : "Pour l'Etat qui se voudrait maître des horloges, celle des technologies de l'information tourne vite. Pour autant, il ne peut pas se retirer du jeu." Cette façon d'aborder la question a le mérite de souligner l'insuffisance du mode traditionnel d'intervention de l'Etat face à la diversité de situations inédites créées par le développement rapide des NTIC. Par exemple, "le téléphone, l'informatique, l'audiovisuel étaient des industries puissantes mais distinctes, leur fusion est en marche. On distinguait traditionnellement le contenu -la production d'informations-, le contenant -qui les transportait- et les fabricants d'équipement ; désormais les frontières se dissolvent." Ainsi, "la régulation des réseaux est complexe et mouvante. Entre public et privé, entre intérêt général et intérêts particuliers, entre administration et entreprise, entre monopole et concurrence, la ligne de partage n'est pas aisée à tracer. A vrai dire, elle est sans cesse en mouvement, en fonction des technologies, des besoins individuels et collectifs, du contexte des politiques économiques, des revendications sociales et des idées politiques".

La notion de service public est tout a fait centrale dans cette conception de l'architecture de la "société de l'information". "Des trois motivations qui justifient traditionnellement l'intervention du service public dans les réseaux, chacune aujourd'hui demeure valable -et tout spécialement applicable aux communications : les préoccupations de puissance publique et de souveraineté nationale dans des secteurs essentiels et stratégiques pour le pays ; la garantie des droits fondamentaux des citoyens et de leur accès à des services de base ; le contrôle des monopoles naturels et la protection des consommateurs contre les abus des positions dominantes. Mais l'équilibre entre ces préoccupations légitimes et les avantages de l'ouverture des marchés et de la concurrence s'est modifié, en raison notamment de la prolifération des innovations et de l'accélération de la globalisation." Ceci étant, ajoute le rapport Miléo, "l'autonomie de décision des nations face aux forces du marché global et des entreprises multinationales n'est pas un concept dépassé".

A partir de ces considérations, le rapport souhaite l'organisation du rôle de l'Etat dans la "société de l'information" autour de quatre axes majeurs :

"1. Une réglementation qui favorise le développement des entreprises, dans un environnement de concurrence équilibrée ;

2. Un encouragement des acteurs qui souhaitent innover, pour le plus grand bénéfice des consommateurs ;

3. Une régulation efficace du marché, assurée par une autorité indépendante dotée de pouvoirs réels ;

4. une réglementation compatible avec les missions de service public, dans le respect de la notion communautaire de service universel."
 
 

Dans cette perspective, le rapport insiste sur "le développement des autoroutes de l'information, au carrefour de deux univers complémentaires mais dont les problématiques sont distinctes : - d'un côté se trouve le monde des contenus, pour lesquels doit être mise en place une régulation volontariste qui vise à assurer la pérennité du pluralisme, et celle d'une politique culturelle et linguistique s'attachant à valoriser les ressources de notre patrimoine, par l'intermédiaire de services multimédias innovants et attractifs pour le grand public ;

- de l'autre se trouve le monde des contenants (infrastructures) et des technologies, capables désormais d'acheminer des informations de nature très différente. L'action publique doit permettre l'apparition des conditions économiques propres favorisant le développement d'une offre diversifiée et concurrentielle, tout en garantissant à tous l'accès à ces services."

Pour s'acquitter efficacement de sa mission, l'Etat devrait non pas réguler directement mais superviser le processus de mise en oeuvre de ces quatre énoncés. A cet égard, le rapport Miléo souligne les insuffisances du système actuel de régulation et la nécessité d'une nouvelle organisation : "La Direction générale des Postes et Télécommunications, qui a pendant plusieurs années joué pleinement et effectivement son rôle de régulateur des télécommunications, ne disposait d'aucun pouvoir de sanction financière, n'avait pas compétence en matière de concurrence et surtout était placée sous le contrôle direct du gouvernement. Le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA), lui, est effectivement indépendant et doté de réels pouvoirs de sanction, mais n'a la possibilité ni de moduler les conditions d'application de la législation, ni de réguler le comportement des acteurs économiques du secteur."

A cet égard, le rapport fait remarquer que les acteurs du monde des télécommunications se sont largement prononcés en faveur d'une Autorité de Régulation des Télécommunications (ART), qui serait dotée d'une indépendance accrue, proposition qui a été reprise dans la nouvelle loi de réglementation (loi sur la réglementation des télécommunications du 26 juillet 1996) : "Autorité unique qui fusionnerait CSA et ART, augmentation des pouvoir du CSA, indépendance accrue de l'ART, telles sont les options principales dont disposera le gouvernement pour faire évoluer le mode de régulation des communications dans les années futures. En tout état de cause, il apparaît clairement, compte tenu de l'échéance du 1er janvier 1998 et sans préjuger des choix qui pourront être faits ultérieurement, que l'urgence était effectivement à la création d'un régulateur des télécommunications, l'ART, indépendant et doté de pouvoirs renforcés par rapport à ceux de la DGPT. Un consensus national s'est fait jour sur ce point, que reflète le nouveau cadre réglementaire des télécommunications".

Ainsi, n'en déplaise aux partisans du "laisser-faire", il faudrait refuser de considérer comme une évidence, une donnée naturelle, le développement de la "société de l'information", et dévoiler le travail d'interprétation et d'organisation qui revient aux pouvoirs publics.

Pour ce qui est du travail d'interprétation, on peut dire que les deux rapports Théry et Breton se situent dans un processus intellectuel de construction d'une politique stratégique (Gérard Théry) et économique (Thierry Breton) de la "société de l'information" et de ses modes de traitement. Quant au rapport Miléo, il se situe beaucoup plus dans une perspective d'organisation de la "société de l'information". Il traite en ce sens de la genèse et de l'institutionnalisation des acteurs des NTIC et du système de négociation qui en découle. A travers ce double processus d'interprétation et d'organisation, différentes hypothèses possibles d'ajustement entre les exigences de la logique technomarchande et celles de la société globale se construisent et se sélectionnent. C'est leur combinaison particulière qui permet la conception, la formulation et la mise en oeuvre des politiques publiques exposées dans les rapports officiels.

A cet égard, il est à noter la forte convergence des conceptions et politiques de la "société de l'information" dans les principaux pays industriels. Emportées par l'enthousiasme d'avoir trouvé une issue à l'impasse industrielle de cette fin de siècle, toutes les régions industrialisées s'accordent à vanter dans leur rapports officiels respectifs les bienfaits des technologies de l'information et de la communication. Celles-ci sont devenues le fer de lance des nouvelles stratégies de développement socio-économique en Europe et leurs approches sont à bien des titres similaires. Nous proposons d'étudier incidemment ce point car il permet de mieux comprendre la dimension cognitive internationale qui a présidé à l'émergence, puis à l'affirmation de politiques dirigées vers la "société de l'information".
 
 

Les facteurs de convergence européenne

en matière de "société de l'information"




Thierry Vedel est l'auteur d'une analyse comparative approfondie des "facteurs de convergence" dans les politiques européennes d'inforoutes", qu'il développe dans deux textes parus en l996 et 1997. Il les présente comme étant issus d'une vision technologique déterministe, mais aussi de pratiques d'imitation et d'harmonisation européenne, et enfin comme ayant été en partie imposés par l'influence nord-américaine.

Convergence par nécessité technique

Le premier facteur est le déterminisme technologique qui semble largement répandu chez les différents rapporteurs, conseillers et décideurs politiques et industriels. Par exemple, le Livre Blanc de l'Union Européenne écarte même tout débat sur le progrès technique : "Il serait vain de s'engager dans un débat polémique sur l'âge de la machine" et, comme il ressort du rapport européen Bangemann remis en 1994, il s'agit avant tout de s'adapter aux évolutions techniques qui sont considérées comme inévitables. (Pour le "groupe Bangemann", essentiellement constitué d'industriels, les nouvelles technologies télématiques vont accroître la prospérité, la qualité de la vie et l'emploi grâce à une politique "market driven", i.e. dirigée par le marché).

Dans le même sens, François Fillon, ministre délégué à la Poste, aux Télécommunications et à l'Espace, déclarait le 4 juin 1996 lors de la discussion au Sénat sur la nouvelle réglementation des télécommunications : "Contrairement aux idées reçues, ce sont moins les contraintes européennes que les bouleversements technologiques qui rendent nécessaire l'évolution de la réglementation des télécommunications." Evolution qui nécessite une implantation rapide et massive des inforoutes, afin de connecter le plus grand nombre. En effet, les possibilités offertes par les services seront d'autant plus importantes que la communauté d'usagers sera large. Par exemple, l'utilisation du téléphone croît en fonction du nombre d'abonnés et de la possibilité qu'ils ont de se contacter. Il s'agit là de ce que l'on appelle la contrainte d'externalité de réseau. Pour faire face à cette contrainte on retrouve dans les principes d'action des politiques l'interconnexion et l'interopérabilité rapide des infrastructures de l'information comme dénominateur commun.

Ainsi, le progrès technique façonne le champ décisionnel des acteurs économiques et politiques de la "société de l'information". Toutefois, comme cela a été souligné par les sociologues de l'innovation, l'évolution technique reste au coeur des rapports sociaux. Elle définit un champ des possibles qui est modelé par les rapports sociaux, culturels et politiques.

Convergence par imitation

Le deuxième facteur est la convergence par l'imitation des politiques mises en oeuvre dans les autres pays. Ce mimétisme survient dans la mesure où les résultats des politiques engagées dans un pays ont été satisfaisants, ce qui facilite la légitimation de programmes d'action relativement semblables. A cet égard, on peut dire que le lancement des "superautoroutes de l'information" en Amérique a connu et connaît encore une émulation telle qu'il s'avère difficile pour les autres pays de rester en retrait et sans stratégie d'action en réponse. Cependant, la politique française ou européenne des autoroutes de l'information est loin d'être une imitation servile de l'expérience américaine.

Convergence par harmonisation

Le troisième facteur mis en avant pour expliquer la convergence des politiques est l'harmonisation, autrement dit la diffusion de modes opératoires identiques par une action concertée des autorités publiques de différents pays. En général, c'est au sein d'organisations internationales comme l'OMC, ou régionales comme l'Union Européenne, que les pays concernés tentent de trouver des accords communs visant l'harmonisation de leurs politiques. Dans le cas de l'Union Européenne, ce sont les règlements de la Commission européenne qui établissent une base commune à l'action des Etats membres. Cette convergence des politiques publiques en Europe a pu être sériée en trois point : l'apparition d'un agenda politique européen, une conformité croissante des modes de représentations et une convergence des modes de décision des différents acteurs (voir Pierre Muller, 1997). Cela donne lieu à l'émergence d'un espace commun de médiation. En ce sens les sociétés européennes vont penser leur rapport au monde selon des normes et des valeurs communes, mais qui n'engendrent pas pour autant un consensus sur les pratiques à suivre. Les spécificité nationales ou régionales ressurgissent à travers l'imbrication des processus politiques donnant plutôt lieu à une hybridation qu'à une véritable convergence.

Convergence imposée de l'extérieur

Elle résulte de l'insertion délibérée d'acteurs extérieurs dans le processus décisionnel. Ces acteurs peuvent être des représentants d'autres gouvernements, de lobbies, d'organisations internationales. Leur présence au sein même du processus décisionnel influence le choix des calendriers, l'allocation des budgets voire la mise en oeuvre des politiques publiques. A cet égard, la concurrence et l'ouverture des marchés sont pour les américains un tapis rouge donnant accès aux plus hautes sphères décisionnelles de l'Europe Par exemple, à peine publié, le rapport Magaziner était déjà inscrit d'office à l'ordre du jour des délibérations des Européens. A Bonn, le 8 juillet l997, les représentants de vingt-neuf gouvernements du vieux continent, réunis pour débattre des réseaux mondiaux d'information, recevaient le secrétaire du commerce William Daley, venu leur signifier la détermination de Washington de "promouvoir le commerce électronique." On l'aura compris, on est là loin d'une harmonisation des politiques sous l'effet d'une action concertée.

Si ces indications sur les facteurs de convergence sont importantes et méritent d'être creusées pour comprendre la dimension globale/planétaire des nouvelles technologies de l'information et de la communication, elles restent néanmoins insuffisantes pour apprécier localement les enjeux politiques de la "société de l'information". Tout porte à croire que celle-ci est défendue au nom de la nécessité, de l'urgence, et de moins en moins au nom de valeurs culturelles et d'aspirations sociales. Pour échapper à ce rétrécissement du débat sur la "société de l'information', pour que celui-ci se hisse au rang d'un enjeu de société et ne soit pas ravalé au niveau d'un jeu serré entre acteurs concurrents, il faut le situer par rapport à ses fondements politiques, sociologiques voire éthiques.

Dans ce débat essentiel, la réactivation des concepts de citoyenneté, de démocratie, de société civile active n'est pas neutre. De plus en plus de citoyens veulent savoir vers quoi on les mène et quels moyens d'accompagnement on se donne pour les conduire vers la "société de l'information'. Il y a là une demande de sens à laquelle la logique technomarchande ne paraît pas savoir répondre. Il est alors prévisible que cette distanciation critique des citoyens par rapport à la "société de l'information" risque de s'accentuer, au fur et à mesure que la dynamique globale des réseaux portera atteinte à des symboles et réalités plus ou moins enracinés selon les pays, tel que par exemple la demande de services publics. En effet, au nom de l'impératif catégorique techno-financier, les sociétés civiles se voient intimer l'ordre d'accepter les dérèglements de l'Etat de droit, présentés dans les rapports publics comme inexorables. Présentées aux citoyens comme des faits accomplis, explique Armand Mattelart, les mesures dérégulatoires les privent de voix et, par là même, font reculer les seuils de tolérance démocratique. Ainsi, l'enjeu de la faisabilité/acceptabilité politique est au coeur du projet de "société de l'information".
 
 

Références bibliographiques

BANGEMANN Report, Europe and the global information society, in serveur Web - ISPO, 1994.

BAQUIAST Jean-Paul et GANNE Roger, La France dans la bataille des technologies de l'intelligence, Documentation Française, Paris, 1985.

BRETON Thierry, Rapport sur les téléservices en France. Quel marché pour les autoroutes de l'information? Documentation Française, 1994.

COMMISSION EUROPEENNE, Croissance, compétitivité et emploi. Les pistes et les défis pour entrer dans le XXle siècle, Livre Blanc, Luxembourg, 1993.

COMMISSION EUROPEENNE, Green Paper. Living and Working in the Infonnation Society, in serveur Web -ISPO, 1995.

MATTELART Armand, La nouvelle idéologie globalitaire, éd. La Découverte, Paris, 1997.

MILEO Thierry, Les réseaux de la société de l'information, Commissariat Général au Plan, Paris, 1996.

MULLER Pierre, L'européanisation des politiques publique,in Politiques et management public, vol.15, mars 1997.

NORA Simon et MINC Alain, L'informatisation de la société, Documentation Française, Paris, 1978.
STOFFAES Christian (Rapport de la commission présidée par), Services publics, questions d'avenir, éd. Odile Jacob, Paris, 1995.

THERY Gérard, Rapport sur les autoroutes de l'information, Documentation Française, Paris, 1994.

VEDEL Thierry, Les politiques des autoroutes de l'information en Europe, in Politiques et management public, vol. 15, mars 1997.