Une réalité deux fois virtuelle :

Informatique et Science-Fiction




Gérard Klein

Dés avant leurs réalisations concrètes deux grandes technosciences témoignent de relations privilégiées avec une espèce de la littérature, la Science-Fiction. Ce sont la technologie spatiale et l'informatique. Pour la première, on sait que dés la fin du siècle dernier la conquête de l'espace fut chantée et décrite, parfois avec un grand luxe de détails, par des écrivains. Si leurs visions prospectives n'apprirent pas grand chose aux scientifiques et aux ingénieurs, elles contribuèrent à forger une mystique de l'exploration spatiale qui devait jouer un rôle dans la motivation des chercheurs et dans le soutien d'une partie de l'opinion à des entreprises dont la rentabilité civile n'était pas évidente et dont l'intelligibilité n'était pas claire pour les militaires. Nombre de figures de proue de la technologie spatiale - à commencer par Werner von Braun - ont reconnu cette dette.

Un détail qui a son importance : lorsque je dirai informatique pour faire court, je signifierai évidemment technologies de l'information au sens le plus large.

Avant d'aller plus loin, je voudrais faire remarquer ceci : c'est que les trois grandes technosciences qui structurent notre univers scientifique et social, qui sont largement convergentes et dont l'importance ne fera que croître au siècle prochain, l'espace, l'informatique et les biotechnologies, sont toutes trois de créations récentes, consécutives pour les deux premières à la seconde guerre mondiale, contrairement à l'électrotechnique, à l'aéronautique, à la physiologie, et à la physique nucléaire et quantique, par exemple, mais qu'elles ont fait, bien avant leur naissance, l'objet d'abondantes et d'inspirées productions littéraires. Il suffit de citer les noms de Verne, de Wells, de Rosny, de Huxley et celui, certes moins connu de John Campbell pour le domaine qui nous occupe, pour s'en convaincre.

Les relations entre Science-Fiction et informatique sont sans doute plus profondes et plus étroites encore que dans les autres domaines comme je vais tenter de le montrer en en esquissant l'histoire :

— plus profondes car la Science-Fiction a épousé - et parfois devancé - les évolutions, les courants et les modes de l'informatique réelle,

— plus étroites parce que la Science-Fiction a souvent informé les représentations et jusqu'au vocabulaire d'une partie des praticiens de cette technique.

Il reste là un vaste champ de recherches pour les étudiants à venir même s'il a été partiellement défriché par Philippe Breton et Pierre Lévy.

Bien entendu, pour couvrir tout le champ des représentations de l'avenir liées à l'informatique, il faudrait également et parallèlement traiter des articles scientifiques (ainsi de celui, fameux de Turing, sur l'intelligence mécanique), et des promesses et des attentes convoyées par la presse d'information et de vulgarisation scientifique et aussi, de celles, dérivées, entretenues par la grande presse et les médias audiovisuels. Bien que tous ces champs ne puissent pas être abordés ici en raison du manque de temps et aussi de mon incompétence, je tiens à répéter que les relations entre ces domaines, à savoir la réalité des réalisations, l'expression soi-disant savante ou du moins informée, et la fiction avouée, ont été et demeurent probablement plus profondes et plus nombreuses dans le domaine de l'informatique que partout ailleurs. Bien des journalistes et même bien des penseurs inspirés sont allés chercher, en l'avouant rarement, leurs sources d'inspiration anticipatrices et prospectives dans la littérature de Science-Fiction, comme si elle était prophétique, comme si elle préfigurait réellement l'avenir. Cela est tout à fait repérable au travers de l'analyse et de la généalogie de textes même si je ne puis guère aujourd'hui en apporter d'exemples concrets en raison de la complexité des situations.

L'analyse et la généalogie font ressortir tout au long d'une longue histoire la contamination et la confusion presque permanente entre des créations imaginaires, légitimes par elles-mêmes, des anticipations et prospectives rationnelles fondées sur des extrapolations acceptables et des annonces tantôt commerciales, tantôt destinées à obtenir des moyens de recherche, ce qui n'est pas fondamentalement différent. Cette confusion tantôt involontaire et subie, tantôt délibérée et exploitée, mérite examen tant elle est riche d'enseignements pour le passé mais tout autant pour l'avenir.

Par rapport à l'objet de ce colloque, ce qui nous importe ici, c'est que les attentes, expectatives, prévisions, espoirs, fantasmes et imprécations engendrés par le développement de l'informatique ont été extraordinairement riches et nombreux, qu'ils ont orienté dans une certaine mesure non seulement des attitudes de l'opinion mais aussi des politiques, notamment industrielles et d'enseignement, et enfin et surtout que l'imagination échevelée et l'extrapolation raisonnée s'y trouvent inextricablement mêlées. Il y a ici, pour le moins, l'effet d'une forte charge de désir individuel et collectif. C'est une raison suffisante pour étudier ces attentes dans le passé et leurs rapports à la réalité présente, et sans doute plus encore pour examiner avec autant de sympathie que de méfiance les anticipations d'aujourd'hui qui se projettent sur le prochain millénaire.

Je me propose de répartir l'histoire du thème de l'informatique dans la Science-Fiction en quatre époques. A dessein, je ne multiplierai pas les titres d'oeuvres, préférant me limiter à quelques unes, emblématiques. On voudra bien me pardonner aussi de demeurer schématique et incomplet. Une thèse ne suffirait pas à faire le tour du sujet. Enfin, j'admets que cette division a un caractère plus pédagogique, plus nominaliste, qu'essentiel.

La première époque correspond à une préhistoire du thème, c'est à dire à son traitement avant qu'il n'existe une réalité industrielle sinon scientifique de l'informatique; elle va donc jusqu'à la seconde guerre mondiale même si je suis conscient que l'histoire de l'informatique proprement dite remonte bien plus avant.

Cette préhistoire est vouée à l'intelligence mécanique, aux machines intelligentes.

On peut faire remonter assez haut cette préhistoire du thème si l'on évoque Le joueur d'échecs de Maalzel, d'E.A. Poe qui évoque la possibilité d'une machine logique, même si c'est pour la réfuter dans le cas d'espèce; ou encore Le maître de Moxon d'Ambrose Bierce où la machine, dépitée d'avoir perdu, tue son créateur.

C'est probablement John Campbell qui pousse dans les années 30 et 40 le plus loin le thème des machines intelligentes en les proposant comme les héritières et successeurs de l'humanité, dans un lointain avenir, dans une série de nouvelles réunies en français sous le titre Le ciel est mort. Mais il faut surtout citer un texte malheureusement très peu connu de Régis Messac et aujourd'hui à peu près inaccessible, paru en 1933 et 1934 dans une revue d'enseignants, Le miroir flexible, qui préfigure de façon surprenante le thème de la vie artificielle.

Je n'inclurai toutefois pas dans cette approche le thème, certes connexe, du robot parce qu'il me semble relever d'une problématique différente. C'est en fait celui de l'homme artificiel, de la poupée mécanique, qui constitue l'esclave idéal mais susceptible de révolte et qui est fort abondamment représenté dans la littérature, dés avant le RUR de Karel Capek, qui consacre le terme.

Deux idées fortes ressortent de cette époque : celle de la capacité de machines à maîtriser des jeux à règles comme le jeu d'échecs, et celle de la capacité de machines à des raisonnements logiques, symboliques et scientifiques. Ces deux idées, la seconde surtout, n'apparaissent pas par hasard, miraculeusement : elles sont certainement le prolongement dans la fiction d'images issues de la science et de la philosophie, depuis les machines mécaniques à calculer (de Pascal à Babbage) jusqu'aux langages logiques élaborés depuis Leibnitz.

Le point le plus important est peut-être que ces machines de la fiction apparaissent capables de traiter des symboles et non plus seulement des nombres, ce qui interviendra relativement tard dans l'histoire de l'informatique réelle, jusqu'à disposer d'une intelligence artificielle les rendant efficiente dans l'univers des choses, ce dont nous sommes encore loin. L'étude fine des relations entre les représentations proprement scientifiques de l'époque et ces fictions, relations du reste souvent assez sommaires, reste pour l'essentiel à conduire. On y rencontrera sans doute en arrière plan une conception philosophique matérialiste du cerveau comme machine physiologique susceptible d'être simulée par des procédés tout différents, en général électromécaniques. Le thème est donc loin d'être philosophiquement neutre et encore moins insignifiant.

La seconde époque irait de la seconde guerre mondiale au début des années 80. Les imaginations ont été frappées dés 1945 par l'apparition des premiers grands calculateurs électroniques et par les réflexions concomitantes sur la cybernétique, notamment celles de Norbert Wiener. Il est difficile d'affirmer qu'elle ont été nourries par les fictions antérieures, mais cela me semble vraisemblable pour plusieurs raisons.

On sait d'abord que beaucoup de physiciens et mathématiciens de l'époque étaient des amateurs plus ou moins fervents de Science-Fiction et que certains d'entre eux en ont écrit avec plus ou moins de bonheur.

D'autre part, la plus grande partie de leurs extrapolations et de leurs réflexions relèvent plus de la spéculation littéraire que d'autre chose et mêlent technologie, logique et perspectives sociales bien au delà des possibilités de l'époque. On a l'impression, à lire Wiener et même Turing, qu'il s'agit plus d'une mise en ordre rationnel des images issues de la Science-Fiction que d'une prospective rigoureuse. Même le fameux texte de Turing sur la simulation de la pensée humaine (et j'insiste sur le terme de simulation qui est souvent négligé par les commentateurs) est tout empreint d'une ironie swiftienne.

Quoiqu'il en soit, dans la Science-Fiction, le thème dominant alors, conformément aux représentations proposées par l'état de la technique est celui du grand ordinateur, de la grande machine intelligente tirée à peu d'exemplaires voire à un seul, et risquant selon une crainte éprouvée de subvertir l'humanité. Un titre est explicite bien que l'ouvrage soit assez médiocre : c'est Le lendemain de la Machine de F.G. Rayer. Dans un ouvrage beaucoup plus fameux, Le monde du Non-A, van Vogt propose de confier à une machine la fonction de sélectionner les accédants à l'utopie : la Machine des Jeux est la seule entité qui puisse dire le vrai, et donc elle est en quelque sorte divine.

Ne négligeons pas non plus que le thème du grand ordinateur est aussi, alors, une métaphore de l'Administration planificatrice ultime, de la grande machine sociale totalitaire qu'à la fois il idéalise, rend vraisemblable, et démonise. Il y aurait là tout un sujet à creuser.

Dans un roman réellement prophétique de cette époque, Zone zéro, Herbert Franke, l'écrivain allemand, décrit même l'aliénation ultime de l'humanité par des simulations informatiques que nous appellerions aujourd'hui réalités virtuelles.

Ce que je retiendrai de cette époque, c'est la conformité assez générale des auteurs aux modèles proposés par les experts : ceux de l'ordinateur universel, doté d'intelligence artificielle, géant et rare. Je suis pour ma part convaincu que l'image répandue et considérée comme indépassable jusqu'au début des années 80 du grand ordinateur distribuant éventuellement de la capacité de traitement de l'information sur le modèle de la distribution de l'électricité, a pesé jusque dans les milieux scientifiques et industriels concernés, et que cette image devait énormément à la littérature et au cinéma. Cette image venait certes conforter des intérêts industriels mais on sait bien que ceux-ci n'ont pas résisté à des développements ultérieurs qui n'étaient pas imprévisibles : le micro-ordinateur, certes rare dans la Science-Fiction, existait dés les années 60. Je me souviens parfaitement d'avoir vu un micro Wang, vers 1965, à New-York, dans un salon spécialisé qui m'avait considérablement impressionné.

Et cependant, à propos du micro-ordinateur, il y a des exceptions dans la littérature. Dés 1946, dans une nouvelle géniale, Un logique nommé Joe, Murray Leinster évoque en quelques pages à la fois le micro-ordinateur domestique présent dans tous les foyers, les réseaux et les banques de données donnant accès à la bibliothèque universelle dont la nouvelle est au fond la métaphore. Bien qu'il faille toujours se défier des réinterprétations anachroniques, je tiens ce texte pour un des rares authentiquement prophétiques de la Science-Fiction. (lire la page?) Pourtant Leinster ne sera pas suivi et ne réutilisera pas lui-même le thème. Après y avoir beaucoup réfléchi, je me suis convaincu que Leinster a pu écrire ce texte, en 1946 (peut-être même en 1945), précisément parce que l'image du grand ordinateur n'était pas encore fixée, devenue provisoirement incontournable. Il y a une leçon à en tirer: quand nous rêvons à l'avenir, quand nous écrivons de la Science-Fiction, c'est de nos désirs qu'il faut partir et non des possibilités provisoires et transitoires de la technique.

A un niveau de puissance et d'emploi intermédiaire, difficile de ne pas évoquer Hal, l'intelligence artificielle de 2001, l'odyssée de l'espace, (1968) film génial de Kubrick et roman un peu laborieux de Clarke.

A l'autre extrémité de cette période, l'écrivain britannique John Brunner, dans un roman par ailleurs époustouflant, Sur l'onde de choc, publié en 1975, fournit un admirable contre exemple. Il décrit la société informatisée de la fin du siècle avec un luxe extraordinaire de détails. Il imagine les virus (qu'il appelle vers) transmis par les réseaux télématiques et j'ai entendu certains spécialistes affirmer que la chose n'existait pas encore à l'époque et qu'il l'aurait préfigurée. Il imagine même des "couleuvres" qui recherchent et neutralisent ces virus. Il décrit pratiquement l'Internet actuel avec ses qualités et ses défauts, ses hackers et son undernet, ce qui n'est pas un mince exploit si l'on songe aux réalité de l'époque. Mais il trébuche sur un détail essentiel: le micro-ordinateur qu'il n'a en rien prévu alors que vers 1977, deux ans seulement plus tard, le micro-ordinateur indépendant devient une réalité relativement abordable. Il n'envisage que des terminaux peu intelligents reliés à de grands ordinateur conventionnels. Par souci d'exactitude, de sérieux, il n'est pas entré dans la Terre Promise, alors que bien avant lui Philip K. Dick et Robert Sheckley entre autres avaient parsemé leurs histoires de petits ordinateurs malicieux.

Je crois que cette période, celle du Grand Ordinateur est assez exactement encadrée par ces deux textes, celui de Leinster, prophétique au moins au regard de notre présent, et celui de Brunner, prospectif et formidablement documenté, précurseur à bien des égards de notre réalité, mais prisonnier d'un possible dépassé. Je ne doute pas pour autant que le roman de Brunner ait contribué à forger des représentations qui ont encore cours jusque chez les professionnels et que par là il annonce la troisième époque.

Celle-ci qui commencerait avec le début des années 80 est moins marquée par le micro (qui est trop vite entré dans la réalité pour être projeté dans l'avenir sinon sous la représentation de sa banalisation) que par la thématique des réseaux, la cybersphère qu'introduit justement William Gibson avec Neuromancien (1985), et de façon plus générale encore les univers de la réalité virtuelle. En fait, Gibson, écrivain américain d'origine canadienne, avait commencé dés 1977 à distiller son univers d'un avenir proche, glauque, hanté par les réseaux et les hackers romantiques conçus sur le modèle du "privé" des romans noirs américains, à travers toute une série de nouvelles qui, remontées, constituèrent la matière de ses romans ultérieurs. Je n'entrerai pas ici dans le détail de leur description car beaucoup d'entre vous les ont sans doute lus, et ce serait de surcroît un exercice difficile et finalement décevant. Je désire seulement insister sur les trois points suivants:

— Gibson, contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, sauf Brunner, entreprend de décrire un univers proche et réaliste (au sens du réalisme naturaliste à la Zola) qui abolit la rupture souvent présente dans la Science-Fiction entre le présent et le grandiose avenir. Nous y sommes déjà en partie ou du moins pouvons le croire. Du coup, ses descriptions de machines et de réseaux, pour le moins sommaires, en tout cas au début, prennent une épaisseur qu'aucune précision technique ne vient pourtant justifier.

— Les informaticiens et de façon plus générale les praticiens de l'informatique, se sont largement reconnus dans ce modèle sans doute en raison de ses connotations romantiques : celle du héros solitaire plongé dans un système urbain et maillé à travers ses écrans et des interfaces qui n'ont pas tardé à apparaître comme imminentes ou qui ont été effectivement réalisées plus ou moins sur le modèle des indications vagues fournies par Gibson et d'autres auteurs.

— Au moment où il écrivait ses premières nouvelles et jusque vers la fin des années 80, William Gibson n'avait, de son propre aveu, aucune connaissance spécialisée, n'avait jamais touché un ordinateur et avait écrit sur une classique machine à écrire toutes ses oeuvres.

Ce qui est remarquable ici, c'est la rencontre d'une ignorance — ou d'une innocence — mais aussi d'une sensibilité et d'une intelligence, celles de Gibson, d'une part, et d'un public spécialisé et averti d'autre part, qui se reconnaît dans l'univers issu de cette innocence et qui pense y lire son avenir. Le fait n'est pas sans précédent dans la littérature et je ne le souligne pas pour le condamner, bien au contraire. C'est ainsi à partir de l'univers de Gibson et d'autres écrivains que le préfixe cyber, lui-même issu de la cybernétique de Norbert Wiener via les cyborgs de la Science-Fiction, a connu la fortune journalistique et même philosophique que l'on sait. Notons tout de même que dés 1973, l'auteur français Michel Jeury avait utilisé le terme d'infosphère pour désigner la même chose.

Ce qui caractérise les décennies 80 et 90, c'est évidemment l'explosion de la micro-informatique qui modifie complètement le recrutement sociologique des praticiens de l'informatique, informaticiens, vendeurs, spécialistes de la maintenance, auteurs de logiciels et de progiciels, infographes, utilisateurs domestiques, etc. C'est aussi l'inextricable interpénétration entre les discours savants, médiatiques et proprement fictionnels. Je n'aurais pas la cruauté de citer quelques unes des sibylles du grandiose avenir informationnel généralisé, d'autant que certains sont des amis, mais j'ai la conviction qu'ils lisent souvent l'avenir dans la Science-Fiction, et que ce n'est pas leur pire source. Que l'on songe aux délires abondamment médiatisés sur le cybersexe et aux craintes exprimées par nos plus estimables éthiciens quant à l'avenir des relations entre les sexes qu'ils voyaient déjà ruiné, en sachant moins sur le sujet que le plus ignorant des amateurs de Science-Fiction.

Le recrutement sociologique des praticiens de l'informatique, jeunes, masculins, à formation technicienne, persuadés de leur possible ascension sociale dans un monde de l'emploi qui apparaît souvent et exagérément comme en déréliction, a rejoint presque exactement celui des lecteurs de Science-Fiction, si bien que dans mon expérience, presque tous les informaticiens (au sens large) que j'ai rencontrés étaient des lecteurs de sf. Bien que les scientifiques et techniciens soient très souvent des lecteurs de sf, jamais la superposition des publics n'a été aussi précise. D'où la pénétration accrue des idées et des images de la sf dans l'univers de l'informatique. C'est un peu comme si le western avait rencontré une considérable population de vachers éduqués. Il suffit de lire pour s'en convaincre les éditoriaux de nombreuses revues consacrées à l'informatique et destinées à des publics plus ou moins larges.

L'interpénétration entre pratique et fiction s'est aussi opérée tout à fait spontanément dans deux domaines où l'informatique a joué un rôle déterminant. D'abord dans le domaine de la création de nouvelles images, à l'aide d'ordinateurs. Pour avoir organisé plusieurs expositions consacrées à ces artistes, je sais le poids déterminant, et souvent excessif, des imageries de la Science-Fiction dans leurs oeuvres. Et il y a aussi, bien entendu, le domaine connexe des jeux vidéos, dérivé de l'informatique, et où les représentations de l'avenir (mais de quel avenir) sont là aussi largement prédominantes. Si j'insiste sur ces phénomènes, c'est qu'ils n'ont rien d'absolument causal : les infographistes auraient pu travailler les vases de fleurs ou l'abstraction, et certains l'ont fait, et les jeux auraient pu privilégier les univers pseudo médiévaux, et il y en a. Mais l'impression demeure forte que l'ordinateur, c'est l'avenir, que la représentation de l'avenir, c'est la Science-Fiction, et donc que l'ordinateur est une fenêtre ouverte sur l'avenir décrit par la Science-Fiction et que cet avenir commence aujourd'hui ou du moins dés demain matin.

Je n'insisterai pas enfin sur la présentation de nombreuses pages sur le net qui font directement ou indirectement des emprunts à l'imagerie de Science-Fiction, à une imagerie si banalisée que son origine véritable semble presque oubliée.

Historiquement, le seul rapprochement qu'on pourrait tenter et qui a été parfois évoqué serait celui entre les micro-informaticiens et les radio-amateurs du début du siècle. Mais les différences apparaissent aussitôt : les radio-amateurs n'ont pas pu s'appuyer sur une vaste littérature préexistante (bien qu'il y ait eu une presse et même une littérature spécialisées) et ils ont été rapidement socialement marginalisés. C'est tout le contraire qui s'est produit et se produit pour les micro-informaticiens. Ce que je leur souhaite c'est évidemment de continuer à rêver et à lire de la Science-Fiction, mais aussi, comme tout bon lecteur du genre, de faire plus rigoureusement le départ entre imaginaire, possible et réalité. En raison même de sa puissance de support d'une création symbolique, dont les univers virtuels sont une illustration balbutiante, l'informatique incite plus à la confusion qu'à la distinction et exige donc un effort particulier de lucidité.

L'ouvrage qui conclut peut-être le mieux symboliquement cette époque — à supposer qu'elle soit conclue — est sans doute le roman de Marvin Minsky et Harry Harrison, Le problème de Turing (1993). Minsky est, comme vous savez, l'un des fondateurs de la discipline de l'intelligence artificielle et peut-être du terme (un terme inadéquat pour une prétention insoutenable, mais bien calculé pour son efficacité médiatique). Harrison est un auteur secondaire mais non négligeable de Science-Fiction dont l'ouvrage le plus fameux reste Soleil vert pour son adaptation mémorable au cinéma. Dans ce roman, sorte de techno-thriller situé dans l'avenir proche, Minsky développe ses idées bien connues sur la société de l'esprit. Le point le plus intéressant et qui mériterait d'autres développements est la banalisation, la proximité affirmée de ce qui m'apparaît comme une utopie encore bien lointaine, l'intelligence artificielle. Dans ce roman, comme dans bien d'autres, son imminence semble assurée. Or c'est un discours que l'on retrouve fréquemment, avec plus ou moins de réserves, dans la presse d'information. Et que Minsky ait jugé bon de coécrire un roman de Science-Fiction pour mieux faire passer ses idées, me semble symptomatique.

J'aurais enfin scrupule à ne pas citer en passant l'ouvrage d'un des plus grands auteurs de la Science-Fiction contemporaine, Frank Herbert, Destination vide, dont la première version remonte à 1966 et qui touche précisément à l'intelligence artificielle. Mais sa description et son analyse nous entraîneraient trop loin.
 
 

Sur la quatrième période qui s'ouvrirait avec le début des années 90, je serai beaucoup plus circonspect, n'étant même pas sûr que la troisième soit réellement achevée. Sauf à faire de la Science-Fiction, il est difficile de trancher dans l'actualité les futures divisions de l'histoire. Mais de nouvelles représentations de l'informatique, des ordinateurs, de l'intelligence artificielle et des relations entre tous ces éléments et les sociétés et individus humains sont en train d'apparaître dans la Science-Fiction. On leur trouvera aisément des racines plus anciennes mais parce qu'elles ont tendance à converger, elles se mettent à former tout un pan de cet univers culturel collectif qui caractérise si bien la Science-Fiction.

Je citerai quatre auteurs et quatre oeuvres sans prétendre plus que précédemment à l'exhaustivité, bien au contraire.

Il s'agit d'abord de l'américain Dan Simmons qui dans sa série d'Hypérion (1991) décrit dans un avenir fort lointain la lutte puis finalement la synthèse osmotique entre l'humanité et d'immenses intelligences artificielles.

Il s'agit ensuite de l'écrivain britannique Iain M. Banks qui dans sa série de la Culture (Une forme de guerre, L'homme des jeux, L'usage des armes, Excession, L'état des arts.) décrit entre mille autres choses dans un avenir également éloigné (au moins métaphoriquement car il ne s'agit pas stricto-sensu du nôtre) les rapports complémentaires entre des formes de vie biologiques, dont des humains, et d'innombrables Intelligences Artificielles de tous formats.

Il s'agit aussi de l'écrivain américain Neal Stephenson qui, dans deux romans à ce jour, Le samouraï virtuel et L'âge de diamant , met en scène un univers certes temporellement plus proche mais dominé lui aussi par les intelligences artificielles et par les univers virtuels et par là échappant au réalisme gibsonien tout en se situant dans son prolongement.

Mais une place toute spéciale doit être accordée à l'australien Greg Egan, lui même bon spécialiste de l'informatique, qui pousse plus loin que personne avant lui, dans La cité des permutants (1995), l'idée de la fusion entre ordinateurs et humains, de la copie possible dans des ordinateurs de personnalités humaines, et par là de leur quasi immortalité dans des univers virtuels.

Ce qui me frappe dans ces oeuvres et dans cette époque, à supposer qu'elle existe ailleurs que dans mon imagination, c'est un retour à l'imaginaire débridé, notamment par le truchement de l'avenir lointain et des réalités virtuelles, par opposition, peut-être artificielle, avec le réalisme, certes contestable et plus conventionnel que réel, des oeuvres des années 80 et 90.

C'est peut-être que le micro-ordinateur et les réseaux ont déjà si bien pénétré la société qu'ils ne suffisent plus à faire rêver par eux-mêmes. Ce sont des phénomènes désormais banalisés dont s'emparent d'autres genres, comme le policier, le roman d'espionnage et cette bizarre mixture que les professionnels de l'édition appellent le techno-thriller et dont un bon représentant est Michael Chrichton.

La Science-Fiction se tourne déjà vers d'autres territoires, moins bien balisés. Il n'est donc pas certain que l'alliance étroite, réciproque et extraordinaire entre un genre littéraire et une réalité techno-sociale servie par une armée de spécialistes perdure indéfiniment. Certes la plupart des informaticiens continueront à lire de la Science-Fiction. Mais ils auront probablement beaucoup plus de mal à y trouver (ou à croire y trouver, ce qui n'est pas la même chose), des représentations de leur propre avenir. C'est cela même qui pour moi caractériserait la quatrième époque. Si elle existe.

Il me semble caractéristique et en même temps problématique que dans son dernier roman, Idoru, William Gibson mette en scène une vedette artificielle, une idole (Idoru en japonais moderne) dotée d'une personnalité artificielle, et qu'il situe son action dans un très proche avenir. S'agit-il encore de Science-Fiction? Les éditeurs semblent en douter puisqu'ils ont banni l'étiquette des jaquettes du roman, aussi bien aux États-Unis qu'en France, espérant par là faire basculer le livre dans l'univers supposé plus juteux du techno-thriller.
 

En conclusion, je voudrais essayer de caractériser et de résumer les principaux traits qui ont consacré cette alliance entre imaginaire et réalité, Science-Fiction et informatique, tout au long de leurs histoires mais tout spécialement pendant la troisième période, celle de l'intrusion de la micro-informatique et des réseaux ouverts à tous.

— Un premier trait est que la pensée mécanique est une aspiration ancienne de philosophes rationalistes et matérialistes qui n'a pu longtemps s'affirmer qu'au travers de spéculations au fond de caractère littéraire, qu'elles aient été rigoureuses ou échevelées. C'est un domaine où longtemps on n'a ni observé ni démontré, et ce n'est que récemment qu'il a échappé à la métaphysique (sauf en ce qui concerne les spéculations sur l'intelligence artificielle). C'est un domaine d'expériences de pensée.

— Un deuxième trait qui était demeuré relativement imprévu, même par les spécialistes, est que les machines effectivement construites ont très vite permis de manipuler à travers des nombres, des symboles, et donc d'écrire, de dessiner et de simuler, virtuellement n'importe quoi, c'est le cas de le dire. Or l'écriture, la création graphique et la simulation ouvrent toutes grandes les portes à l'imaginaire qu'elles servent par ailleurs. Il en a résulté que la maîtrise des machines n'a pas été réservée aux arithméticiens, mathématiciens et statisticiens. Mon collègue et ami Herbert Franke qui connaît à merveille l'histoire de la création graphique sur ordinateur aura sans doute beaucoup de choses à nous dire là-dessus. En tout cas, la grande merveille, c'est que des non-techniciens ont pu rapidement se servir de ces machines. Un petit merci au MacIntosh en passant.

— Quatrième trait, le développement également assez imprévu de la micro-informatique a abouti très rapidement à l'apparition d'un corps de spécialistes et d'utilisateurs, passionnés par leur technique et persuadés d'avoir une place dans l'avenir. D'où leur curiosité pour cet avenir qu'une seule littérature leur présentait agréablement et, faut-il l'ajouter souvent pertinemment, la Science-Fiction. Pour assez bien connaître la littérature "grise" prospective sur l'informatique, je crois pouvoir dire qu'elle a presque toujours été d'une grande médiocrité et qu'elle aurait beaucoup gagné à s'inspirer de la Science-Fiction, ce que les praticiens ont vite compris. De surcroît, ils y ont trouvé une représentation romantique de leur travail, de leur vie et de leur avenir, qui relevait de piment une réalité parfois plutôt morne.

— L'impact de la grande informatique et de la micro-informatique sur la société globale a été tel, par sa brutalité et son ampleur, qu'il a évidemment suscité toutes les attentes, tous les fantasmes et toutes les craintes. Mais l'imagination étant une denrée finalement rare, surtout quand elle est associée à l'information et à la réflexion, les informateurs du grand public se sont précipités directement ou de seconde main, le sachant, feignant de l'ignorer ou l'ignorant vraiment, sur la seule littérature qui en débordait, la Science-Fiction.

Si l'on considère les choses d'un peu haut, aucun de ces facteurs n'a disparu ni cessé de fonctionner. Il y a donc de très grandes chances pour que l'informatique et la Science-Fiction continuent à entretenir d'étroites relations, même si leur lune de miel des années 80 est peut-être dépassée.
 

Je voudrais ajouter ceci. Je n'inviterais certes personne à aller chercher dans la Science-Fiction une représentation fidèle de l'avenir de l'informatique. Cette littérature n'est pas prophétique. Mais en raison des liens étroits que j'ai tenté de souligner, c'est peut-être bien dans cette littérature, bon an mal an, que l'on trouve le reflet le plus fidèle et le mieux informé des spéculations de chaque époque à propos de cet avenir. En bref, si vous voulez savoir ce que l'on pense aujourd'hui de l'avenir des ordinateurs, lisez de la Science-Fiction.

Mais il me faut conclure sur une note un peu triste. C'est qu'il n'a pratiquement été question dans cet exposé succinct et incomplet que d'oeuvres anglo-saxonnes et allemandes. L'ordinateur et les technologies de l'information sont presque complètement absentes de la production française de Science-Fiction, sauf là où elle singe les modèles anglo-saxons. J'ai certes cité Michel Jeury qui fait exception. Il y a certes les techno-thrillers de Thierry Breton, Softwar (1984), etc, mais je ne crois pas nécessaire d'y insister, ne serait-ce que pour des raisons littéraires.

Une anecdote : lorsqu'en 1985, Apple France, en la personne de François Benveniste, voulut sponsoriser une anthologie de nouvelles consacrées à l'informatique dans l'avenir, l'éditeur, Denoël, ne trouva aucun auteur français (sauf moi avec ma nouvelle Mémoire vive, mémoire morte) pour relever le défi. Il y a dans cette absence, dans cette criante lacune, un sujet de réflexion que je propose à des pédagogues. La France, une des mères de la littérature d'anticipation, une des puissances mondialement reconnue de la programmation, n'a pas encore rejoint, dans sa culture, son époque.