Le magistrat et l'aide à la décision : Une meilleure justice ?

 

 

 

Filipe BORGES

 

 

Doctorant

Centre de théorie du droit

IDL – Université de Paris 10

borges@club-internet.fr

 

 

 

Résumé : Actuellement, le magistrat français ne connaît de l’informatique que les applications de bureautique les plus courantes. Pourtant, son activité se prête à l’utilisation de logiciels décisionnels dédiés lui permettant d’améliorer la qualité de son travail. Quelques juridictions en ont fait la preuve en développant de façon isolée ces outils informatiques.

L’objectif de cette présentation est double. Il s’agit d’une part d’exposer certains de ces exemples et de montrer comment ces derniers contribuent actuellement à l’amélioration de la qualité du rendu de la justice. D’autre part, il s’agit de proposer, sinon une méthode, au moins quelques lignes directrices qui permettraient à d’autres juridictions de se lancer dans le développement d’outils d’aide à la décision au service du justiciable.

 

 

Abstract : Actually, the French magistrate only knows the most common applications of office automation. Nevertheless, his activity can be assisted by the use of dedicated decision making software allowing him to improve the quality of its work. Some jurisdictions gave evidence of it by developing in a isolated way these tools.

This presentation has two objectives. It is a question on one hand of exposing some of these examples and to show how these last ones contribute at present to the improvement of the quality of justice. On the other hand, it is a question of proposing, if not a method, at least some guidelines allowing the other jurisdictions to dash into the development of decision-making tools at the service of the citizen.

 

 

Mots clés : Aide à la décision, système-expert, aide à la rédaction, magistrat, informatique juridique

 

 

Keywords : Decision-making, expert system, drafting, magistrate, legal data processing

 

 

 


 

Dans le domaine du droit, l'informatique traditionnelle propose un certain nombre d’outils utilisables par les juristes. Il s'agit tout d'abord des logiciels de bureautique classiques (traitements de textes, tableurs, agenda électronique, logiciels de cryptage), mais également des logiciels d'accès aux données (codes électroniques, bases de données juridiques en ligne) ou d'accès réseaux (intranet justice).

Dans le but d’améliorer la qualité du rendu de la justice, le ministère de la justice, dans le cadre de sa politique d’informatisation des juridictions, a doté les tribunaux et cours d’appel de quelques uns de ces outils. Ainsi, des ordinateurs équipés de traitements de textes et tableurs classiques ont été mis à la disposition des magistrats et des greffiers. De plus, certains logiciels spécifiques ont été développés afin d’améliorer la qualité du suivi des affaires. Ces logiciels permettent notamment de garder une trace de l’activité juridictionnelle et sont utilisés, par exemple, pour mettre à jour la première page d’une décision, contenant les informations relatives aux parties.

 

Cependant, il ne faudrait pas réduire à ces logiciels généralistes, aussi utiles soient-ils, ce que l'informatique peut apporter au droit. L’informatique ne se limite pas aux logiciels de traitements de textes.

 

De nombreux domaines (organisation et gestion de la production, banque, assurance, etc.) font d’ores et déjà appel à une informatique plus élaborée, à une informatique de conseil ou 'décisionnelle', mettant en œuvre des outils tels que des systèmes experts ou des logiciels similaires.

Ces logiciels s'avèrent être d'une grande utilité dans le sens où ils permettent, soit pour les plus simples de prendre en charge une activité redondante effectuée par le décideur, soit pour les plus complexes de proposer un conseil ou une aide à la décision sur un problème donné.

 

Il est presque paradoxal que le domaine juridique ne se soit pas encore doté d'outils décisionnels, d'autant plus que la structure du droit, de par l'agencement des règles normatives, semble se prêter aisément à l'élaboration de systèmes experts.

 

 

L’objectif de cette présentation est donc de montrer, au travers de quelques projets développés de façon presque ‘solitaire’ par quelques juridictions motivées, comment l'informatique décisionnelle peut s’insérer dans l’activité du magistrat et apporter ainsi une plus-value quantitative et qualitative dans le rendu de la justice.

 

 

1.    Quelques exemples d’outils d’aide à la décision

 

On reconnaît généralement à l’informatique le mérite d’accroître la productivité de ses utilisateurs lorsqu’il s’agit de traiter de façon répétée, systématique un calcul ou une tâche. C’est l’une des raisons pour lesquelles le domaine juridique est longtemps resté imperméable aux outils informatique. On a longtemps jugé le travail du magistrat, et plus généralement du juriste, trop ‘complexe’ pour pouvoir être implémenté sur une machine. Pourtant même le juriste réalise des tâches élémentaires, simples ou systématiques. Par exemple, il doit se reporter à ses codes juridiques, ainsi qu’aux divers recueils d’actualité juridique, ne serait-ce que pour vérifier un point de droit. Il lui arrive également de rédiger des conclusions ou des décisions en reprenant un argumentaire usuel.

 

Sans détailler l’activité décisionnelle du magistrat, on peut néanmoins la décomposer en trois grandes phases :

 

-               Une phase de recherche et de sélection de l’information pertinente.

 

-               Une phase de prise de décision, s’appuyant sur l’information obtenue et sur l’intime conviction du magistrat.

 

-               Une phase de rédaction, au cours de laquelle le magistrat rédige, ou fait rédiger par son greffier, une décision motivée, reprenant son argumentaire.

 

 

Il convient d’identifier les besoins du magistrat au cours de chacune de ces phases afin de déterminer dans quelle mesure des outils informatiques d’aide à la décision peuvent l’assister dans son activité décisionnelle.

 

 

1.1.   La recherche d’information

 

L’aide à la recherche d’information juridique est à l’heure actuelle le seul service qui se soit réellement développé ces dernières années.

 

La raison en est qu’il s’agit du service dont la mise en place requiert le moins d’investissement[1], et celui qui est économiquement le plus rentable. En effet, ses utilisateurs potentiels ne se limitent pas aux magistrats, mais sont constitués également des juristes ou des justiciables intéressés.

 

Les applications ainsi réalisées quoique simples constituent néanmoins des outils relativement efficaces. Parmi, ceux-ci on peut citer les codes électroniques, les recueils jurisprudentiels ou doctrinaux sur cd-rom, ainsi qu’un certain nombre de bases de données juridiques disponibles en ligne.

 

Il convient néanmoins de tempérer les bienfaits que l’on peut prêter à la simple numérisation de l’information juridique.

 

Prenons l’exemple d’un outil informatique qui a connu un vif succès ces dernières années dans le monde juridique : le code électronique.

En fait, ce n’est pas tant la recherche d’information qui s’en est trouvée améliorée (le livre restant un support exceptionnel), mais toute l’information étant rassemblée elle est devenue rapidement accessible pour peu que l’on sache la retrouver.

Pourtant, on peut observer que les magistrats ont encore de la difficulté à se mettre aux codes juridiques électroniques, car leur avantage qui est de permettre une recherche d’information rapide est tempéré par le fait que les magistrats, experts en leur domaine, savent déjà où trouver l’information pertinente dans les codes juridiques[2]. Le code numérique n’offre donc pas une plus-value déterminante par rapport au code juridique traditionnel. De plus, la lecture restant plus efficace sur un livre posé à l’horizontal que sur un écran dressé à la verticale, le code numérique perd beaucoup de son intérêt aux yeux du professionnel.

 

 

L’amélioration de la cette phase d’accès à l’information par le magistrat passe par une plus grande accessibilité des bases de données juridiques électroniques, et une augmentation de leur performance.

Par exemple, ces logiciels pourraient intégrer une interrogation en langage naturel de la base de donnée juridique, une prise en compte de la synonymie, ainsi qu’une hiérarchisation des résultats en fonction de leur proximité avec la question posée par l’utilisateur. Il suffit de combiner plusieurs technologies existant déjà : bases de données, interrogation en langage naturel, algorithme de pondération des résultats. Le problème est que certains partenariats n'ont pas encore vu le jour, faute d’avoir entrevu les intérêts du point de vue informationnel ou commercial.

On peut donc déplorer qu’aucune réelle plus-value n’est été apportée aux codes électroniques. Ils sont restés des codes juridiques numérisés, dotés d’une recherche booléenne par mots clés, ce qui ne leur permet pas à l’heure actuelle de se poser en remplaçant des codes juridiques classiques.

 

Certaines juridictions, ayant saisi l’importance d’enrichir le processus décisionnel, ont réalisé l’intérêt que présente pour le rendu de la justice la mise à disponibilité de l’information juridique. D’une part, elles commencent à travailler sur l’aide à la recherche d’information, notamment en numérisant l’ensemble de leur jurisprudence et en la diffusant à leurs magistrats. D’autre part, elles étudient les différentes méthodes d’accès à l’information qu’il est possible d’implémenter sur leurs bases, au-delà de la simple recherche booléenne (tel que l’interrogation en langage naturel).

 

 

1.2.   La phase décisionnelle

 

La phase décisionnelle proprement dite est une phase particulièrement complexe qui fait l’objet de plusieurs théories contradictoires. Par conséquent, à moins de développer au préalable une théorie ‘forte’ ou un modèle complexe du processus décisionnel du juge, l’élaboration d’outils d’aide à la décision ne peut porter que sur des moments de l’activité décisionnelle faisant appel à des paramètres parfaitement identifiés.

 

On pourrait penser que le caractère complexe de l’activité du magistrat, le fait qu’il travail sur des cas uniques rendent délicat l’identification de tels moments, ou l’établissement d’une liste exhaustive de paramètres. Pourtant, dans un souci d’harmonisation des décisions rendues au sein d’un tribunal, les magistrats élaborent fréquemment des trames ou des tables qui leur servent de références au cours de leur processus décisionnel.

 

Par exemple, on peut constater l’existence de ces tables dans le contentieux des affaires familiales. Elles servent alors, en matière de fixation de pension alimentaire, à déterminer quel montant verser en fonction des revenus et charges de chacun des parents.

De même, dans le contentieux de la réparation de préjudice, lorsqu’une personne s’est rendue responsable d’un dommage ayant entraîné un degré d’invalidité chez une victime, une table permettra de fixer le montant de la réparation en fonction de paramètres tels que le type d’invalidité, son degré, ou encore l’âge de la victime.

Dans ce type de contentieux les magistrats ont modélisé ces étapes décisionnelles sans avoir recours à l’ordinateur. L’outil informatique peut y apporter une plus-value en proposant une plus grande rapidité d’exécution, une interface conviviale et en la possibilité de constituer un portail vers d’autres ressources utiles (bases de données juridiques).

 

 

Afin d’illustrer l’utilisation qui peut être faite sur le terrain de ce type d’application on peut évoquer une initiative tout à fait intéressante émanant de la Cour d’appel de Versailles.

Celle-ci, dans le but d’assister le magistrat dans son activité décisionnelle, a développé un logiciel d’aide à la décision en matière d’attribution des pensions alimentaires[3], testé actuellement par les magistrats chargés du contentieux des affaires familiales.

 

Le logiciel se présente sous la forme de masques de saisies, dans laquelle le magistrat entre un certain nombre de données relatives au cas (détail des revenus et charges des ex-conjoints, nombre d’enfants ainsi que leur âge). Le logiciel calcule en fonction de ces données la part contributive de chacun des parents et le montant des pensions à verser aux enfants et le cas échéant au conjoint.

Ce calcul s’effectue en respectant le principe d’égalité proportionnelle, c’est-à-dire que si le premier parent dispose d’une capacité contributive deux fois plus importantes que le second, le montant des pensions qu’il aura à verser sera également deux fois plus importants.

 

L’avantage d’un tel logiciel est qu’il s’insère dans l’activité décisionnelle des magistrats sans remettre fondamentalement en cause leurs méthodes de travail, puisque le logiciel n’est qu’une formalisation de la méthode de calcul qu’ils ont préalablement arrêtée.

La décision finale reste à la discrétion du magistrat, mais il peut désormais s’appuyer, lorsqu’il le souhaite, sur un outil d’aide à la décision pratique et convivial, aux méthodes de calcul tout à fait maîtrisées, pouvant lui proposer une estimation fiable.

 

 

La formalisation des méthodes de calcul offre un autre avantage du point de vue du justiciable. Elle les rend critiquables et permet, par conséquent, leur adaptation en cas de détection de cas iniques.

Par exemple, ce logiciel de calcul de pension alimentaire s’est fondé sur le principe d’égalité proportionnelle, retenu par un certain nombre de magistrats, et qui semblait a priori relativement juste. Cependant, l’utilisation de ce logiciel a montré certaines limites du principe sur lequel il se fondait. Ainsi, si l’on considère le cas suivant : deux ex-conjoints doivent définir le montant des pensions qu’ils doivent versés à leurs enfants, mais l’un des parents dispose de revenus ne lui permettant pas même de subvenir à ses propres besoins, alors que le second parent dispose quant à lui de revenus confortables. Dans ce cas il semblerait plus équitable que le second parent prenne en charge la totalité des pensions à verser aux enfants tant que cette situation perdure.

 Malheureusement, le principe d’égalité proportionnelle ne permet pas d’appliquer cette solution, le parent dans le besoin devant toujours versé une certaine somme. Une solution consiste à appliquer un taux de contribution variable en fonction de la différence de capacité contributive entre les ex-conjoints[4].

Cette solution, apparemment la plus ‘juste’, n’était jusqu’alors pas mise en œuvre telle quelle par les magistrats en raison du trop grand nombre de paramètres à prendre en considération. Le magistrat était alors contraint d’estimer intuitivement, les sommes à verser, avec tous les risques d’inégalités que cette méthode implique.

En utilisant un logiciel le problème ne se pose plus, puisqu’il suffit d’implémenter la nouvelle règle. On peut alors appliquer la règle la plus juste sans se soucier de sa complexité.

 

En ce sens l’utilisation de l’informatique peut permettre au magistrat de rendre une meilleure justice, car l’informatique lui permet de la mettre plus facilement en œuvre.

 

 

1.3.   La phase rédactionnelle

 

La phase rédactionnelle ne s’insère pas directement dans le processus décisionnel. Lorsque le magistrat entre dans cette phase la décision doit déjà être arrêtée. La phase rédactionnelle ne fait que clore ce processus.

Cependant, il ne faudrait pas croire que cette phase n’influe pas sur le déroulement du processus décisionnel. En effet, il s'agit d'une phase relativement longue dont le magistrat, même s'il n'est pas systématiquement le rédacteur, doit tenir compte dans le temps qu'il décide de consacrer à un cas. Et plus cette phase s’étend, moins le magistrat peut consacrer de temps à l’analyse du cas.

La réduction de cette période permettrait donc d’allonger les phases de recherche d’information ou de décision proprement dite. Ce qui permettrait d’accroître la qualité du processus décisionnel.

Il reste à savoir si l’on peut réduire ce temps de rédaction sans porter atteinte à sa qualité.

 

 

L’essentiel de la décision étant construite autour de l’argumentaire du magistrat et cet argumentaire pouvant être spécifique à chaque cas, il est très délicat d’envisager une forme d’assistance à la rédaction des décisions de justice.

Cependant, si tous les argumentaires sont spécifiques ils peuvent présenter un certain nombre de régularités permettant d’élaborer un modèle de rédaction.

C’est le cas de certains contentieux que l’on pourrait qualifier de systématiques. Il s’agit d’affaires faisant appel à un nombre restreint de critères, dont les issues possibles sont connues et en nombre limité. Il s’agit par exemple du contentieux des ‘Baux d’habitation’ ou des ‘Prêts ou comptes-courants débiteurs’. Bien qu’ils ne constituent pas des problèmes juridiques complexes ils représentent néanmoins une masse importante de l’activité juridictionnelle. Par conséquent, et plutôt que de réécrire systématiquement des jugements similaires, les magistrats, en collaboration avec leur greffier, élaborent fréquemment sur leur traitement de texte des ‘trames’ qui leur servent de modèle de travail rédactionnel.

 

Dans ce cas la méthode de travail est la suivante : Le magistrat prend une décision, puis remplit une fiche contenant les données du cas (informations sur les parties, sens de la décision, montant des réparations et autres dispositions diverses) qu’il transmet à son greffier. Ce dernier reprend la trame correspondant à ce contentieux et la met à jour avec les données du magistrat.

Une fois la mise à jour terminée il renvoie la décision au magistrat pour contrôle et signature.

Par conséquent, en opérant une fusion de données manuelle entre le cas traité et le modèle rédactionnel les magistrats parviennent à rédiger la majeure partie des décisions possibles dans ce type de contentieux.

 

Le problème est que, si l’utilisation d’un modèle rédactionnel permet de gagner du temps, la fusion de donnée reste une étape relativement longue et fastidieuse. Une application d’aide à la rédaction a donc été développée et testée au Tribunal d’instance de Versailles afin d’automatiser cette phase.

 

 

Il s'agissait d'élaborer une interface dans laquelle le magistrat (ou le greffier) pouvait entrer les données d'un cas d'espèce (à savoir les données relatives aux parties au procès, les éléments du contentieux, ainsi que le sens de la décision). Le logiciel était ensuite chargé de rédiger la décision en fonction des éléments saisis dans l'interface, le magistrat continuant de contrôler le résultat final au moyen d’un traitement de texte intégré.

 

 

 

 

 

 

(Schéma 1 : Interface de saisie)

 

 

 

 

Le logiciel a permis d'automatiser cette tâche fastidieuse de fusion des données et de faire passer son temps d'exécution de plus d'une heure à quelques secondes[5].

Le gain de productivité est évident, mais également le gain de qualité. Le temps gagné a permis au magistrat de se réorienter vers ce qui est important : la prise de décision, et a également permis au greffier de faire un travail de greffier, c’est-à-dire de vérification de l’écrit de la décision, et non plus de dactylographe.

 

 

 

(Schéma 2 : Décision rédigée par le logiciel d’aide à la rédaction)

 

 

Ce projet a permis de juger de l'efficacité de ces outils sur le terrain, et de constater que les magistrats et greffiers y étaient très réceptifs, ce qui a justifié la réalisation d'autres outils rédactionnels : logiciel d’aide à la rédaction dans le contentieux des comptes courants débiteurs, ou logiciels génériques d’aide à la rédaction applicables quelque soit le contentieux.

Il a également servi de support au lancement, dans le contentieux des affaires familiales, de projets d'aide 'directe' à la décision faisant appel à des systèmes-experts.

 

 

Ce type de logiciel représente tout à fait l'idée qu'on peut se faire du Cyber-juge. Le magistrat garde son statut de décideur, mais l'utilisation de l'outil informatique lui permet non seulement d'accroître sa productivité, mais surtout la qualité de sa décision.

 

 

2.    La mise en œuvre d’outils d’aide à la décision

 

 

Ne dit-on pas de la justice qu'elle a besoin de temps ? En fait c'est justement ce que proposent les outils décisionnels. En réalisant eux-même les tâches systématiques ou triviales, ces outils permettent à la machine judiciaire de faire l'économie de ce temps et de le recentrer vers ce qui reste le plus important : la prise de décision. Ceci ne pouvant qu'améliorer la qualité des décisions rendues.

Cependant, ces outils ne peuvent être mis en œuvre qu’en respectant un certain nombre de contraintes.

 

 

1.1.   La contrainte légale

 

Le risque, déjà entrevu par le législateur, serait que le magistrat se repose entièrement sur le système informatique pour prendre une décision et ne soit présent que pour valider de sa signature le résultat. Dès lors, une trop grande confiance dans un système informatique pourrait aboutir à des décisions iniques en cas de système faillible.

 

Dès 1978, le législateur a voulu se prémunir contre de telles dérives. Ainsi, l’article 2 de la loi relative à l’Informatique, aux Fichiers et aux Libertés stipule :

 

« Aucune décision de justice impliquant une appréciation sur un comportement humain ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé d’informations donnant une définition du profil ou de la personnalité de l’intéressé.

Aucune décision administrative ou privée impliquant une appréciation sur un comportement humain ne peut avoir pour seul fondement un traitement automatisé d’informations donnant une définition du profil ou de la personnalité de l’intéressé. »

 

 

Le développement des applications informatiques d’aide à la décision, à l’usage du magistrat, est directement soumis au premier alinéa de cet article.

Cependant, bien que le législateur mette en garde contre un usage abusif de systèmes d’aide à la décision ou de logiciels d’évaluation du comportement ou de la personnalité des justiciables, il ne prohibe pas formellement leur utilisation.

En réalité, l’interdiction porte sur le fait de faire du système informatique le centre du processus décisionnel, mais la loi ne défend pas au décideur humain d’y faire appel.

Autrement dit, le système informatique peut jouer le rôle de conseil, auprès du décideur, tant que ce dernier garde la maîtrise de la prise de décision.

 

Il est vrai que l’utilisation d’un outil informatique chargé de chiffrer l’invalidité d’une personne peut inquiéter le justiciable. D’autant plus qu’il est très probable que dans un certain nombre de cas le magistrat ne remette jamais en cause l’estimation faite par l’ordinateur. On contredirait alors l’article 2 de la loi relative à l’Informatique, aux Fichiers et aux Libertés. Mais, il ne faut pas se tromper de cible. Dans cet exemple, l’ordinateur ne fait que formaliser un raisonnement qui a été arrêté par un collège de magistrat. Autrement dit, il faut davantage craindre le modèle élaboré en interne que l’informatisation de ce modèle.

 

Une solution au problème d’un éventuel désengagement du processus décisionnel par le magistrat consiste à travailler sur l’interface du logiciel afin de limiter son autonomie. Il s’agit par exemple, de solliciter l’intervention du magistrat à certains moments clés, ou de limiter les capacités du logiciel[6].

 

 

Il ne s’agit pas de proposer un système décisionnel intégral et autonome, mais plutôt une série d’applications permettant d’assister ou d’accompagner le magistrat à différentes étapes de sa prise de décision. On ne remplace pas le magistrat dans un contentieux donné, mais on lui propose des outils lui permettant d’accroître son efficacité.

Ainsi, le magistrat garde le contrôle du processus décisionnel.

 

 

1.2.   Les contraintes du terrain

 

La réalisation d’outils d’aide à la décision nous a permis de tirer quelques enseignements, notamment en terme de méthode.

 

Tout d’abord, qu’il s’agisse d’outils d’aide à la décision ou d'aide à la rédaction, leur développement nécessite la maîtrise d’un vocabulaire juridique propre au domaine ainsi que l’élaboration de modèles qui présuppose que l’on ait compris le contentieux.

Ce qui confirme que les connaissances juridiques sont indispensables à l'élaboration de tels outils.

 

Ensuite, lorsqu'il s'agit d'automatiser la rédaction des décisions tous les contentieux ne sont pas sur un pied d'égalité. En effet, plus le contentieux présente un nombre limité de solutions possibles, un nombre élevé de régularités, et surtout un processus décisionnel clair et parfaitement maîtrisé, plus il est aisément modélisable. D'ailleurs, plus le travail est systématique plus la probabilité est grande que le magistrat ait déjà développé des méthodes pour le réaliser (trames de décisions, feuille de calcul). C'est ce même travail qui servira de base à l'élaboration d'outils informatiques.

Dans ce cadre, de nombreux contentieux peuvent d’ores et déjà faire l’objet d’une aide à la décision par le développement d’applications ‘légères’.

 

Finalement, le choix du type de logiciel ainsi que du domaine d’application doivent faire l’objet d’une discussion approfondie entre les différents acteurs du processus. Il ne s’agit pas d’élaborer le logiciel le plus complexe ou le plus à la pointe de l’informatique décisionnel, mais plus modestement d’élaborer le logiciel le plus utile.

 

Par exemple, les juridictions qui se sont lancées dans l’élaboration de logiciels d’aide à la décision auraient très bien pu commencer par le développement d’une application ‘lourde’ tel qu’un système-expert. Cependant, à ce stade de développement les inconnues sont trop importantes. On ne connaît pas la réceptivité des magistrats à ce genre d’outils, on ne voit pas immédiatement quel contentieux se prête le mieux à l’élaboration de systèmes-experts (sachant que ce contentieux doit être suffisamment compliqué pour justifier l’élaboration d’une système expert tout en présentant une certaine stabilité afin de limiter la fréquence de mise à jour de la base de connaissance).

La réalisation au préalable d’applications ‘légères’ permet d’évaluer l’accueil fait par les magistrats. Elle permet de leur faire comprendre ce que les outils d’aide à la décision peuvent leur apporter. Et, par conséquent, elle leur permet de participer à leur élaboration en montrant quel contentieux pourrait faire l’objet d’une aide à la décision.

D’un autre côté il ne faut pas tomber dans l’excès inverse. On pourrait, par exemple, envisager la création d’un véritable ‘poste du magistrat’, d’un ordinateur équipé d’une multitude de logiciels tels que des traitements de textes, tableurs et messageries standard, ainsi que de la plupart des codes juridiques numérisés et d’un accès à la jurisprudence, le tout piloté par un logiciel de reconnaissance vocale.

Le problème est que le magistrat moyen est à peine familiarisé avec son traitement de texte, et découvre la messagerie électronique. Il n’est pas certain qu’il exploitera les dernières avancées logicielles, ou qu’il se familiarisera avec la reconnaissance vocale. Donc, il n’exploitera pas un tel poste, qui finalement se réduit à un amas de logiciels et de ‘gadgets informatiques’ non dédiés et non intelligemment liés.

 

 

Il est certainement plus intéressant de proposer des logiciels qui ne modifient pas radicalement les méthodes de travail du magistrats, mieux qui s’insèrent naturellement dans leur activité en y apportant une plus-value.

Quant à l’utilisation de nouveaux logiciels ne pouvant que modifier leur façon de travailler, il est souhaitable, lorsque cela est possible, de travailler sur un interfaçage de ceux ci ; c’est-à-dire, de développer une interface permettant de combiner intelligemment leur ressource et les proposant de façon opportune à l’utilisateur.

Le ‘poste du magistrat’ n’est pas un simple amas de logiciels, mais plutôt une interface, un portail[7].

 

 

Conclusion

 

A l’exception de quelques juridictions, les tribunaux et cours d’appel ne savent pas ce que les outils d’aide à la décision peuvent leur apporter, voire ignorent leur existence.

 

Pourtant, on peut déduire de la mise en application des logiciels d’aide à la décision que les magistrats et greffiers sont demandeurs. Qui ne le serait pas lorsqu'on lui propose d'automatiser un travail fastidieux et de réduire son temps d'exécution de plus d'une heure à quelques secondes ?

 

D’autre part on a vu que l’informatique décisionnelle pouvait représenter une réelle plus-value en terme d’enrichissement et d’optimisation du processus décisionnel, d’harmonisation des décisions, et donc d’égalité entre les justiciables.

 

Il reste donc à espérer qu’à l’instar de certaines cours d’appel ‘pionnières’, les différentes juridictions se donnent les moyens de collaborer sur des projets d’aide à la décision afin de développer des outils de qualité, dans le seul but de servir le justiciable.



[1] L’essentiel du travail consistant généralement en la numérisation du support papier, sans offrir une réelle plus value par rapport à celui-ci.

[2] Ce qui est valable pour un code ne l’est pas pour un recueil doctrinal, ou de jurisprudence. Ces derniers étant moins structurés que les codes juridiques, une simple recherche par mots-clés permise sur un support numérique constitue une plus-value non négligeable par rapport au support papier.

[3] Le logiciel ‘PENSION’ a été développé en interne par la Cour d’appel de Versailles. Un logiciel similaire ‘JAF2000’ a été développé par la Cour d’appel de Colmar.

[4] Cette solution a été adoptée pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Un taux particulier s’applique en fonction du montant des revenus imposable. Par contre, si une égalité strictement proportionnelle était appliquée en la matière, alors tous les contribuables seraient imposés au même taux, indépendamment, de leur revenus.

[5] Par mois, le contentieux des baux d’habitation peut représenter plusieurs dizaines d’affaires au Tribunal d’instance de Versailles.

[6] Le logiciel d’aide à la rédaction développé pour le Tribunal d’instance de Versailles avait volontairement été limité dans sa gestion grammaticale des genres de façon à éviter que le magistrat ne fasse trop confiance au logiciel et se faisant se désengage du processus de contrôle.

[7] La mise en ligne des applications d’aide à la décision, par exemple sur le réseau Intranet Justice, et leur mise à disposition auprès de tous les magistrats concernés, permettraient outre le fait de familiariser le magistrat avec ces outils, d’éviter que plusieurs juridictions ne développent le même outil en parallèle.