Où va l’informatisation de l’éducation : de l’anticipation des usages aux questions industrielles

 

Yolande Combès

Chercheur au LabSIC, Maître de conférences, UFR/IUP de communication, Université Paris 13

Université Paris-Nord

38-40 avenue J.B. Clément

F.- 93 430 Villetaneuse

Tél : 00-33 (1) 49-40-32-68

Télécopie : 00-33 (1) 49-40-38-20

 

 

Résumé : Dans quelle mesure le processus d’informatisation éducative conduira-il à un changement de paradigme éducatif ? Les formations ouvertes et à distance mobilisent des partenariats entre sphère éducative et sphère régie par des logiques industrielles (opérateurs de télécommunications, développeurs de logiciels) et il semble que ce qui se cherchent sont plus les conditions de mise en place de formes élargies de médiatisation que des réponses aux besoins d’usagers. On assiste à la modélisation des transactions, à celle des apprenants ou plutôt à celle de leur cheminement et à la mise en œuvre d’architecture logicielle intégrée (campus virtuel), ceci en vue de mettre dans les mains de l’apprenant la responsabilité de son apprentissage. Cette injonction de l’autonomie adressée à l’usager l’est le plus souvent pour conditionner et justifier une logique industrialisante dont il conviendra de s’assurer si celle-ci prend la forme d’une industrialisation des services ou d’une industrialisation culturelle, le rôle de l’apprenant étant quelque peu différent de l’une à l’autre de ces formes. En effet, le changement de paradigme éducatif est une condition préalable dans  la seconde forme et seulement l’aboutissement supposé d’un processus plus ou moins long dans  la première. On ne peut manquer de faire des objections à de telles perspectives qui réduisent la dimension relationnelle et symbolique de l’acte d’éducation, cependant l’utopie de l’informatisation sociale a permis une mobilisation d’acteurs et des mises en action qui construisent une certaine réalité.

Mots clés : informatisation éducative, prescription d’usages, télé-services de formation, autonomie de l’apprenant, partenariat entre acteurs du contenant et du contenu, industrialisation des services, industrialisation culturelle.

Summary : To what degree will educational computerization lead to an educational  paradigm shift? Distance and open learning institutions are mobilizing partnerships, between the educational and industrial spheres (telecommunications operators, software developpers), seemingly searching for the conditions necessary to setup an increasingly large base of computer-mediated applications rather than trying to address user needs. We are witnessing the modelling of new learner transactions, more specifically of their educational progress, and the implementation of an integrated software architecture (virtual campus), to give the learner the entire responsibility of his or her own learning process. An industrializing rationale tends to be behind this injunction of user autonomy employed as a conditionning and justification tool and we need to verify whether this rationale shapes its form according to service or cultural industrialization, each form assigning the user a different role. Indeed, a paradigm shift is the underlying condition in a cultural industrialization perspective while, from a service industrialization rationale it is only the potential result  of a more or less long process. One can but object to such perspectives, which diminish the relational and  symbolic dimension  of the educational process, while noticing that the social computerization utopia has allowed for the mobilization of protagonists and for the creation of new procedures which do construct a new reality.

 

Le système éducatif noue depuis plusieurs décennies des relations particulières avec les secteurs de l’audiovisuel, de l’informatique et des télécommunications, secteurs qui eux-mêmes sont sur la voie de la convergence. Cette question, dite de la convergence, n’est pas sans soulever des interrogations, au sein du système éducatif comme dans l’ensemble de la société. Quelles sont les finalités d’un tel processus et quelles mutations il suppose ? Nous conviendrons avec J. G. Lacroix (1997, p. 38) que « la question clé des autoroutes de l’information concerne le saut qualitatif qu’elles font faire au processus d’informatisation de la société». Comment alors considérer la rencontre de la convergence et de l’informatisation de l’éducation? Ce qui  se joue depuis le début du vingtième siècle à travers le processus d’instrumentation pédagogique est une tendance, récurrente mais jamais aboutie d’industrialisation de la fonction éducative (P. Mœglin (1993a, p. 95). La question posée, alors, est de savoir si la convergence aujourd’hui pourrait modifier ce cours de l’histoire et si on se situe, non pas dans un processus d’industrialisation dans l’éducation (qui suppose uniquement l’introduction dans la communication éducative d’instruments et d’objets supports de l’enseignement et de la formation) mais bien dans une industrialisation de l’éducation elle-même, qui implique un changement de paradigme éducatif et donc une nouvelle représentation du rôle de l’apprenant et du rôle de l’enseignant ou du formateur (Fichez, Deceuninck, 1999, p84-88). Cette évolution reposerait en effet sur le passage d’un modèle dit « transmissif des savoirs » à un modèle plus « appropriatif ». Ce dernier modèle, basée sur l’idée d’une accentuation de l’individualisation, a l’avantage de valoriser plus amplement le processus d’informatisation de l’éducation et donc l’informatisation sociale qui suppose une mise en système des différentes sphères de la société afin que celles-ci servent les logiques du marché et de la technocratie.

Face à de tels enjeux, notre questionnement, ici, n’est pas d’évoquer les diverses résistances, contraintes ou conséquences liés à de telles ambitions mais plutôt de saisir la mise en place de ces dynamiques et de comprendre, à travers l’analyse de la place donnée à l’usager par ceux qui conduisent l’informatisation de l’éducation, les diverses formes d’industrialisation en concurrence

Mais, en préalable, nous allons expliciter ce que recouvre le terme de technologies éducatives ? Ce vocable désigne, dans la période actuelle, des dispositifs de télé-enseignement, de formation ouverte à distance, de plate-forme éditoriale et/ou tutorale, de campus virtuel. Ces dispositifs sont conçus par des organismes de formation tels que la Cegos Interactive, des institutions de télé-enseignement telles que la Télé-Université du Québec (campus virtuel) ou d’opérateurs de télécommunications (France Telecom), des grands groupes informatiques (Microsoft) qui participent aux nombreuses expérimentations impliquant l’utilisation des techniques d'information et de communication.

Pour analyser les processus en œuvre, nous nous appuierons sur différents exemples que nous avons pu observer, Télé Université du Québec, projet Recto-Verso entre France Telecom recherche et développement et TéléUniversité du Québec, Cegos Interactive et produit PCSM de l’Université en ligne développée au sein des universités françaises de sciences, etc..

Pour parvenir à dégager les enjeux de l’informatisation de l’éducation, il convient d’observer ce qui se joue entre l’offre et la demande. L’interrogation posée, dans le cadre des études réalisées sur le terrain, est la suivante : dans quelle mesure on prend en compte les besoins sociaux dans les contextes expérimentaux ? Dans quelle mesure on cherche à transformer un service en un produit ? Ces questionnements nous ont conduit à formuler trois hypothèses qui de l’une à l’autre nous pousse à aborder la question de l’industrialisation éducative.

Nous avons fait d’abord l’hypothèse que dans un cadre expérimental les besoins sont anticipés par les acteurs et que l’utopie est alors moteur à l’action.

Nous avons ensuite tenté de montrer que l’innovation relève d’un processus complexe où se cherche, moins la détermination d’usages, que des conditions de mise en place de formes élargies de médiatisation dans un contexte de formation.

Enfin, nous avons analysé la manière dont sont envisagés les usagers dans les dispositifs pour dégager les logiques industrielles sous-jacentes à ces différentes visions de l’usage.

I  L’anticipation des usages : une nécessité à la construction de l’offre.

 

Au premier abord, si on se fie aux discours sur le sujet, les besoins sociaux sembleraient justifier l’innovation en matière de technologies éducatives. L’analyse des divers discours tant politiques que médiatiques fait apparaître la prégnance du mythe technocratique. De façon sous-jacente y est présente l’idée que les techniques d'information et de communication vont changer la nature de la société et favoriser le passage à la société de l’information. La diffusion de l’innovation semble donc être une simple question d’adoption et d’acceptabilité de la technique par les usagers. Cette pensée qui relève d’un déterminisme technique met en avant une figure de l’usager actif, libre et autonome capable de s’intégrer dans une société de l’information. Les finalités des acteurs sont cependant hétérogènes :

Ø                 Soit l’Etat veut promouvoir les nouvelles technologies et pour ce faire voit dans le secteur éducatif un lieu légitime pour de telles actions (de nombreuses décisions et mises en œuvre récentes - Internet à l’école vont dans ce sens).

Ø        Soit le système lui-même veut se moderniser et cherche pour cela de nouvelles modalités pour assurer l’enseignement ou la formation, les raisons évoquées sont économiques (réduction des coûts) ou sociale et organisationnelle (répondre aux besoins de la flexibilité), ou pédagogique (apporter une offre personnalisé et individualisé).

Ø        Soit est évoqué le besoin d’accompagner la construction de la société de l’information (besoin mis en avant tant par des instances politiques, nationales ou européennes, que par des entreprises qui visent des marchés internationaux). Ce souci semble rendre nécessaire la mise en place d’un système de formation ouvert, flexible, à distance susceptible de forger les compétences utiles à de telles mutations économiques et sociales (plate-forme de formation lancée par une entreprise d’assurance comme AXA par exemple ou par un organisme de formation pour les entreprises comme la Cegos).

Ø        Soit est mis en avant la nécessité de développer un nouveau marché des contenus liés aux savoirs ou aux connaissances. Le projet commun pour une chaîne des savoirs entre la Cité des Sciences et de l’Industrie, la Cinquième- et des organismes de formation tels le Centre National d’Enseignement à Distance, et le Centre National des Arts et Métiers semble adhérer à cette approche d’industrie du savoir.

Tous ces projets défendent l’idée d’une autre société. On remarque que chacun mise sur la capacité des techniques d'information et de communication à apporter des réponses aux différents problèmes de la société (problèmes industriels, problèmes économiques, problèmes sociaux et organisationnels).

Tout ces acteurs justifient leurs projets par les besoins et tout se passe lors des lancements d’opérations prestigieuses comme si la demande est d’évidence. Or il n’en est rien. Comment expliquer cette situation quelque peu paradoxale? Pour répondre à une telle question nous allons  analyser la manière dont la question des besoins sociaux est abordée par les acteurs de l’offre lors d’innovation en matière de technologies éducatives.

Quand on observe de près un processus expérimental, on constate que les expérimentateurs sont contraints de construire dans le présent ce qui est supposé trouver des usages dans le futur. Cette tension entre présent et futur, où le futur doit être inscrit dans le présent, oblige les acteurs à anticiper les besoins plus qu’à y répondre. Ainsi, les besoins point de départ de l’innovation sont un point d’arrivée dans les faits. Les discours qui font état d’usages imaginés, supposés se situent donc dans l’ordre de la représentation. Et comme le précise P. Chambat (1994a, p.56) : Dans ce jeu subtil entre offre et demande, « la question de l’usager intervient notamment comme instance dotée de la capacité de légitimer des choix techniques, comme ressource mobilisable par les acteurs du processus décisionnel ». Les expérimentateurs ont donc pour charge de rendre concrets des dispositifs élaborés en fonction de représentations idéalisées d’usage, les discours servent alors à la création de significations d’usages dans le processus d’innovation. Dans ce cadre, l’utopie véhiculée dans les propos médiatiques est un moteur à l’action pour les acteurs qui se lancent dans les premières phases de concrétisation de l’offre. Et l’on constate donc que l’anticipation des usages est indispensable à l’engagement des promoteurs d’une innovation (Mœglin, 1991, 23-50).

Pour réaliser nos recherches nous avons donc étudier les interactions sociales dans des contextes plutôt expérimentaux en ayant le souci de recueillir et d’analyser tant les actions que les représentations. Elles nous ont permis de cerner la manière dont chaque expérimentateur perçoit son environnement. L’innovation est, pour chacun, l’opportunité de possibles et reste fortement indéterminée. Cette indétermination laisse une grande latitude d’action aux expérimentateurs, cependant ils sont contraints par les logiques socio-économiques qui régissent leur secteur d’activité et qu’ils ont intégrées de manière consciente ou inconsciente. L’analyse des données recueillies dans les entretiens et sur le terrain nous a permis de poser deux questions qui feront l’objet des deux points suivants : Quelles nouvelles formes de médiations se cherchent ? A quelle vision industrielle renvoient ces façons d’envisager l’usager ?

II) Nouvelles formes de médiatisation et nouveau paradigme de l’éducation.

 

Les expérimentateurs profitent souvent de financements publics, en général ceux attribués par les instances chargées de lancer les autoroutes de l’information dans chacun des pays, pour se lancer dans des projets ambitieux, cautionnés tant par les politiques que par les industriels des secteurs concernés par le développement des autoroutes.

 Les recherches menées nous ont permis de constater que ce qui se cherche dans un contexte expérimental concerne que de façon marginale les usages et a trait aux conditions institutionnelles de formes élargies de médiatisation dans un contexte de formation ouverte à distance. Celles-ci supposent l’apparition de nouvelles formes organisationnelles et donc un changement de paradigme éducatif.

En effet, les acteurs se posent une question centrale : dans quelle mesure ils peuvent remplacer des prestations de service immatérielles par la production d’objets ou d’outils permettant de remplir la même fonction de substitution ? En fait, les scénarios techniques envisagent souvent un usager susceptible de se former sans l’appui d’une structure enseignante. L’usager serait alors en position de self-service. Les dispositifs réclament de plus en plus d’autonomie de la part de l’usager, le tuteur à distance remplaçant l’enseignant classique. On constate donc que la médiation humaine est remplacée par une médiation technique où l’intervention humaine est, soit supprimée, soit réduite au minimum.

Les organismes de formation ou le système éducatif envisage des solutions intermédiaires. Cegos Interactive par exemple a d’abord réalisé des produits édités à partir des stages standards pour un public tel les PME-PMI qui ne pouvaient envoyer leur personnel en stage présentiel. Ensuite elle a essayé de créer un catalogue de produits édités à partir de ces propres produits et d’une prospection  auprès d’éditeurs de produits de formation. Enfin elle met en place une ré-ingénierie s’appuyant sur une système technique qui doit intégrer à terme plate-forme éditoriale et d’administration clients et plate-forme tutorale,. Le but poursuivi étant de réaliser un agencement sur mesure de produits ou services standards et personnalisés pour établir une offre en matière de formation ouverte à distance.

 Quant aux acteurs qui ont développé le produit Premier Cycle Sur Mesure (PCSM) pour le Deug de première année en sciences, ils avaient comme souci premier en 1987 la mise en place d’une pédagogie active. Pour ce faire l’élaboration d’un contenu médiatisé était nécessaire. Dix ans ont été nécessaire pour voir l’aboutissement de ce projet qui a mobilisé une dizaine d’universités scientifiques. Il est envisagé vu la conjoncture dans le secteur de commercialiser le produit PCSM (600 heures) dans d’autres pays et pour des institutions autres qu’universitaires. Différentes modalités d’utilisation est possible : libre-service  situation tutorée, en accompagnement d’un cours. L’appropriation de cette ressource par les enseignants reste cependant la difficulté majeure à dépasser.

Ces premières observations nous permettent de constater non seulement la pré-existence de l’offre mais également la mise en place de formes d’ingénierie différente. En effet, le processus de production d’un produit suppose qu’il soit conçu avant d’être mis en œuvre, alors qu’en ce qui concerne les services, le processus de production est basé sur la mobilisation et la coopération des acteurs dans une action. Si le service est basé essentiellement sur la relation où temps de production et d ‘utilisation sont indissociables, le produit permet une coupure entre ces deux temps et supprime la relation.  Les réalisations menées à la Télé-Université du Québec correspondent plus spécifiquement à une ré-ingénerie des processus de formation à distance. Celle-ci conduit à introduire d’autres formes de division du travail entre conception de produits et gestion du service auprès de l’usager et à concevoir un dispositif technique adéquat (plate-forme technologique et éditoriale). En interne l’activité du Campus virtuel repose sur les interactions de cinq types d’acteurs : (1) l’apprenant, (2) l’informateur, personne, groupe ou système qui diffuse les informations relatives à une partie du savoir, (3) le concepteur, responsable de l’élaboration du système d’apprentissage, (4) le formateur qui régit le processus d’assistance et de conseil pédagogique et (5) le gestionnaire qui régit le processus pédagogique en fonction des scénarios définis par le concepteur (Guillemet, 1999, p.173).

Cette ré-ingénierie s’appuie sur une modélisation des transactions de formation, une modélisation de l’apprenant et la mise en place d’une architecture logicielle intégrée.

·          La modélisation cognitive des transactions de formation doit soutenir l’apprentissage autonome et collaboratif de l’apprenant.

·          La modélisation de l’apprenant est comme le souligne P. Guillemet (1999, p. 172) une opération essentiellement statistique, puisque : « un modèle de l’apprenant doit être structuré sur la base d’informations recueillies de son cheminement dans l’Hyperguide, ses interactions avec le système , ses résultats obtenus, ainsi que sur le contexte d’utilisation de l’environnement » (Paquette et al., 1993).

·          Quant au système technologique il se définit comme agencement intégré de supports matériels, logiciels et réseaux (serveur, architecture logicielle d’ensemble, modem favorisant la connexion de réseaux, langage et protocole de communication). Ce système doit résoudre les problèmes d’intégration et ainsi assurer un rôle de passerelle entre les filières du matériel, du logiciel, du réseau et du contenu.

Ce qui est visé est le croisement des réseaux et des services, du contenant et du contenu. Il faut comprendre que les jeux ne sont pas encore déterminés, et que des options extrêmes sont possibles :

Ø      Soit on sépare l’offre technique de l’offre de service comme dans le modèle de la télématique,

Ø      Soit on agence infrastructure et service pour faire une offre globale à l’usager à qui on propose la base contractuelle d’un service global continuée dans le temps.(Campus virtuel)

Tous ces acteurs se sentent concurrents sur le marché international, il semble qu’à ce niveau il s’agit moins d’évaluer des dispositifs techniques et des formes pédagogiques que de rechercher une autre économie des échanges de connaissances, de nouvelles formes de coopération entre le système éducatif et les autres sphères industrielles de la société.

Cette analyse des dispositifs n’est pas sans poser question quant à la prise en compte des besoins sociaux. En effet, la volonté affirmée, dans les discours et dans toutes les notes de recherche du LICEF, « de mettre dans les mains de l’apprenant la responsabilité de l’apprentissage » (Paquette, 1995, p. 8) semble renvoyer à « une conception de l’usage comme assujettissement plus ou moins accentué à des normes sociales » (Chambat 1994b, p. 252) et non au souci de prendre en compte les besoins réels des apprenants.

Il s’agit bien, comme il y paraît de créer de nouvelles normes sociales en matière éducative et comme le souligne P. Guillemet (1999, p. 173) « ce n’est pas tant l’apprenant qui se trouve au centre des préoccupations des chercheurs (du LICEF), que le système destiné à le prendre en charge, c’est-à-dire le « système apprenant », qui élabore progressivement un guidage optimal ». L’analyse du dispositif Campus virtuel conduit à « un curieux renversement de perspectives » : ce n’est point la préoccupation des besoins de l’usager affichée dans les discours qui paraît importante pour les développeurs mais le système lui-même qui modélise l’apprenant ou plutôt les actions qu’on lui réclamera de prendre en charge.

III La manière dont est envisagé l’usager renvoie à des questions industrielles.

 

On peut se demander « au nom de quelles raisons sociales, le projet de modernisation éducative se construit autour de la mise en place de dispositifs exigeant l’autonomie de l’usager » ? (Combès, Payeur, 1999, p. 202)

L’analyse conduite dans l’article cité, qui réalisait une synthèse de travaux menés sur la place de l’usager dans différents dispositifs de formations ouvertes et à distance, relevait que cette raison sociale n’est pas seulement définie par des considérations pédagogiques. Elle apparaît, par contre, fortement tributaire d’une logique de rationalisation économique. Mais cette rationalisation semble moins guidée par le souci d’obtenir des résultats immédiats et probants en termes de gains de productivité que par celui de mettre en place une organisation reposant sur le processus de servuction, qui consiste à faire réaliser à l’usager une partie du service (Mayère, 1993, p. 5) en le sommant d’exécuter des tâches effectuées précédemment par une force de travail rémunérée (Mœglin, 1993,p.48). Ceci expliquerait l’importance donné aux nouvelles formes de médiations et à la nécessaire modélisation de l’apprenant qui implique, comme nous l’avons vu, que celui-ci s’adapte à un système conçu pour lui, mais en dehors de lui, puisqu’il est supplanté dans les phases de conception et de réalisation par des porte-parole (prescripteurs, développeurs, financiers) qui décident à sa place.

En définitive l’injonction d’autonomie adressé à l’usager, à la fois, conditionne le développement d’une logique industrialisante, et permet de la justifier. Ce qui apparaît comme industriel dans ces développements, ce ne sont pas tant les dispositifs techniques (même s’ils le sont également) que la sommation d’intégrer l’apprenant comme co-producteur. Mais penser réduire les coûts en faisant faire à l’usager plus qu’il n’en fait aujourd’hui est un postulat qui n’a jamais été validé dans les faits. Le principe qui consiste à développer des systèmes, enjoignant les usagers à se soumettre à de nouvelles normes éducatives, sans que pour autant, quiconque impose a priori d’en mesurer la viabilité est quelque peu spécieux. Car, comme on le soulignait avec A . Payeur (p. 208) « Tout se passe, comme si les prescripteurs négligeaient de se donner les moyens de prendre sérieusement en compte, dès l’amont, le processus d’appropriation, tandis que ces mêmes processus étaient posés a posteriori comme centraux ».

On comprendra alors la pertinence qu’il y a à interroger les acteurs sur la manière dont ils appréhendent le positionnement des usagers dans les dispositifs qu’ils développent. En posant cette question on cherche à définir à quels modèles socio-économiques ils se réfèrent. Ces acteurs en se faisant les porte parole de la demande présumée, anticipent des formes industrielles qui ne sont pas toujours convergentes.

Ainsi, par rapport aux deux scénarios prospectifs envisagés par les deux protagonistes (France-Telecom et Télé-Université du Québec) deux optiques principales se dégagent quant à la place accordée à l’apprenant :

La première propose à l’usager le service d’un organisme de formation,  la seconde prévoit un usager qui aurait accès direct au contenu, donc une option servutrice, substitutive par rapport à l’enseignement classique.

P. Mœglin (1996 & 1998) a montré que ces deux façons d’envisager l’usager renvoient à deux modèles de développement industriel : le premier à l’industrialisation des services, le second à l’industrialisation culturelle. Si l’un mise sur une organisation du processus de servuction maîtrisé par l’institution qui assure la fonction de formation, la seconde met l’accent sur une diffusion ouverte de contenus, qui ne réclame plus la médiation d’un agent humain. La formation devient alors un produit de consommation, commercialisable comme les produits de l’industrie culturelle. On peut donc en conclure que la contrainte imposée à l’usager de coproduire une partie du service peut se réaliser selon deux approches.

Dans l’une, à travers le développement de télé-services ou de formation ouverte à distance, les organismes tentent de garder la maîtrise de l’organisation des ressources par rapport à l’apprenant. Dans l’autre, à travers le développement de self-service qui conduit à des situations d’autodidaxie, l’usager envisagé se pose comme le maître de ses apprentissages.

On peut imaginer les problèmes posés par cette injonction industrialisante, l’autonomie prescrite paraissant fort délicate à mettre en œuvre dans les faits même dans le cas où on se propose d’accompagner l’apprenant dans sa démarche. Plusieurs objections peuvent être faites à cette prescription de l’autonomie et à cette volonté d’industrialisation

·        La première concerne la difficulté qu’il y a de modéliser l’acte d’apprendre. Comme le souligne S. Alava (1999, p.162) « L’apprentissage et l’enseignement sont sous-tendus par un contrat communicationnel qui est bien plus complexe que la simple mise en communication virtuelle ou différée des acteurs du dispositif ». Il apparaît en effet fort prétentieux de s’instituer représentants des apprenants « tant les chemins pour apprendre sont personnels et donc difficilement modélisables » (Jacquinot, 1999, p.31). A trop vouloir réduire la dimension relationnelle à sa plus simple expression, la modélisation risque de la vider de son sens car c’est dans les interactions, les écarts entre ce qui est dit et ce qui est compris que se situe l’acte d’apprendre. Malheureusement, les chercheurs qui depuis de longues années observent les dispositifs médiatisés comme G. Jacquinot (1999, p. 33) ne peuvent que constater que« la recherche a souvent eu comme souci majeur de répondre à l’urgence sociale, en se tournant en priorité vers la modélisation de l’apprentissage aux dépens de l’étude des composantes cognitives complexes des processus mis à jeu dans l’acquisition des connaissances ».

·        La deuxième objection concerne la contradiction inhérente au terme d’apprenant autonome. Peut-on en effet imaginer un apprenant  capable d’assurer le diagnostic de ces besoins, la formulation de ses objectifs, la définition de son parcours tel que cela est envisagé dans les formules de self-service ? Mais peut-on aussi penser l’apprenant tel qu’il est imaginé dans le dispositif de Campus virtuel à savoir un individu rationnel, conscient de son intérêt, motivé, prêt à coopérer et ayant les compétences méta-cognitives nécessaires pour le faire ?

·        La troisième objection recouvre les deux autres tout en s’en distinguant, elle concerne la médiation technique à trop vouloir réduire la médiation humaine en médiation médiatisée on risque comme le souligne M. Augé (1997, p. 88) de faire perdre à la relation son armature et de créer un déficit symbolique important. De plus ces interactions instrumentées peuvent avoir des effets atomisants dont on ne mesure pas, aujourd’hui, les implications sociales.

En conclusion , nous voudrions, articuler cette dernière analyse en termes de considérations pédagogiques et sociales aux enjeux économiques et industriels précédemment évoqués, car les uns et les autres sous-tendent l’idée d’informatisation de l’éducation.

L’urgence sociale comme l’exprimait plus haut G. Jacquinot paraît conduire au développement de produits-services éducatifs industrialisés, même s’il n’est pas sûr qu’ils contribuent à l’amélioration de l’enseignement ? Cette urgence, comme nous l’avons vu, est plus pressentie que réelle, le processus d’informatisation sociale semble être le principal vecteur de cette rencontre des sphères du marché et de l’éducation. Ceci même si cette alliance paraît contre nature, le marché étant régi par une confrontation directe entre offre et demande (un marché s’instaure, en effet, à partir des besoins et des désirs individuels) et l’éducation répondant à une demande sociale de socialisation, de développement de compétences pour le marché du travail et/ou d’acquisition d’une culture générale favorisant le vivre ensemble. Cette contradiction semble sur le point d’être dépassée, non dans le sens d’être résolue, mais dans le sens où elle n’empêche pas une certaine réalité d’apparaître. Celle relevée par P. Mœglin et G. Tremblay (1999, p. 119) à savoir : les partenariats entre sphères éducatives et sphères régies par des logiques industrielles (opérateurs de télécommunications, développeurs de logiciels, éditeurs, etc.), la réalisation de plus en plus aboutie de produits-services éducatifs répondant à l’injonction d’informatisation éducative, le consentement des autorités éducatives elles-mêmes, universitaires en particulier, qui sont confrontées aux compressions budgétaires, aux nécessités de modernisation et à la complexification de la demande.

Cette imbrication de plus en plus forte entre sphères du marché et sphères éducatives conduit les acteurs qui cherchent à la concrétiser à rechercher des solutions industrielles, dont il s’agit de voir pour les chercheurs qui analysent ces phénomènes, si elles aboutissent ou aboutiront à des effets structurants. C’est pourquoi nous avons fait référence aux logiques socio-économiques qui peuvent être considérées comme des archétypes explicatifs au niveau macro-économique qui déterminent les caractéristiques et l’articulation des fonctions de conception, de production et de mise à disposition et de consommation des produits culturels et à l’avenir des produits-services éducatifs (Tremblay, 1997, p.14). Les questions posées, au travers de ce type d’expérimentation, renvoient donc aux règles qui orientent la structuration et le fonctionnement d’un secteur industriel qui peut être celui des technologies éducatives, mais qui peut être aussi celui d’offre de services sur les réseaux réclamant une forte composante relationnelle. C’est bien la question des nouvelles formes de médiations qui est en jeu. Nouvelles formes de médiations qui réclament des intégrations spécifiques entre réseau, matériel et programmes, la définition de nouveaux outils et services articulant contenant et contenu. Nouvelles formes de médiations dont il s’agit de déterminer la nature, la finalité, les modalités de production et de consommation, les formes d’accessibilité qu’elles génèrent et donc il convient de savoir qui les maîtrisera. Ce type de considération nous a conduit à distinguer ce qui réfère à l’industrialisation des services d’une part et à l’industrialisation culturelle d’autre part. Les développements en cours sont encore trop hétérogènes et multiples, le marché trop émergeant pour savoir, au jour d’aujourd’hui, quelles logique(s) socio-économique(s) structureront le marché à l’avenir. La réponse peut être l’une ou l’autre ou une nouvelle qui hybriderait les deux.

Cette approche, située au niveau macro-économique, nous a permis, cependant, de noter que les difficultés rencontrées par les expérimentateurs ont trait aux incertitudes et à la viabilité des systèmes développés, viabilité d’autant plus difficiles à obtenir que les mutations qu’elles réclament sont importantes tant pédagogiques, sociales qu’économiques et industrielles. Le processus d’informatisation éducative aura certainement du mal à s’objectiver tel que les promoteurs l’ont prévu. Cependant ces expérimentations ont l’avantage, au fur et à mesure des actions, de dessiner ce qui serait de l’ordre du possible, l’investissement des acteurs conduisant à la définition progressive de nouveaux types de services et de produits, susceptibles dans un plus ou moins long terme de trouver un marché. Ce qui pourrait apparaître à l’avenir seraient des scénarios alternatifs à ce qui est supposé aujourd’hui, les difficultés relevées sont autant de limites, mais également autant d’opportunités de développement. Il faut donc en conclure que ces scénarios, mêmes s’ils seront alternatifs, n’auraient pas vu le jour sans l’utopie de l’informatisation sociale. Celle-ci pourrait nous conduire vers une possible informatisation de l’éducation.

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