Plaidoyer pour un droit de cité mÉdiatique

 

Michel Sénécal[1]

 

 

Résumé

 

L’approche historique et géopolitique du développement et de l’implantation des technologies médiatiques illustre comment celles-ci ont constitué, en leur temps et à leur manière, tout à la fois un nouvel espace, un nouvel enjeu, un nouvel outil pour l’expression des logiques d’acteurs qui traversent et façonnent nos sociétés. En fait, chaque nouvelle technologie médiatique va en quelque sorte donner lieu à un nouveau champ d’alliance et de confrontation entre des valeurs, des intérêts, des projets distincts qui s’articuleront autour de sa démocratisation. D’où l’importance d’interroger la tension dynamique qui existe, aujourd’hui comme par le passé, entre les grands acteurs sociaux dans la définition du sens qu’ils donnent à la notion même de démocratisation et, par conséquent, vérifier comment celle-ci se concrétise ou non dans la mise en place de conditions économiques, politiques et techniques, favorables à l’accès de l’ensemble des citoyennes et citoyens à l’espace médiatique. Cela pose plus spécifiquement la problématique du droit de communiquer qui, à l’heure actuelle et un peu partout à travers le monde, est considérée par plusieurs défenseurs des droits démocratiques fondamentaux comme une nouvelle déclinaison de la liberté d’expression et, de ce fait, une condition indispensable au plein exercice d’une participation citoyenne à quelque société que ce soit, société de l’information comprise.

 

 

An historical and geopolitical approach to the study of the development and the establishment of media technologies illustrates how these technologies are constituted, in a specific time and in a specific manner, while at the same time constituting a new space, a new play of interests, a new tool for the expression by social actors of the social logics and interests that determine and define our societies. In fact, each new media technology will to some extent give place to a new field of alliances and confrontations entailing values, interests, and distinct projects that will be articulated around a societies’ project of democratization. From this the important question follows as to whether a dynamic tension exists today, as in the past, involving large social actors and the definition that they give to the concept of democratization and the manner in which they succeed (or not) in imposing the economic, political and technical conditions that will promote citizen access to mediascape. More specifically this poses the problem of the right to communicate which, at the present time and everywhere throughout the world, is considered by many as so fundamental to democratic rights as to constitute a new variation of freedom of expression and an essential condition for the full exercise of a citizen participation in any society, the information society included.

 

 


 

 

 

Introduction

 

La démocratisation des moyens de s’exprimer dans l’espace public semble avoir été de tout temps partie prenante de la constitution d’une société démocratique. D’ailleurs, l’idéal communicationnel a nourri l’idéal démocratique à un point tel que communication et démocratie tendent désormais à se confondre. Mais, la démocratie moderne n’a-t-elle pas toujours été en quelque sorte médiatique ? En son temps, Thomas Paine, grand pamphlétaire politique du siècle des Lumières, défendait l’idée selon laquelle les objectifs de la démocratie devaient s’appuyer sur la liberté d’expression citoyenne qui exigeait le maintien à la fois d’un débat continu entre des opinions diverses et une libre et égalitaire disposition des moyens nécessaires pour les diffuser publiquement (Paine, 1998). Bien entendu, il évoquait la presse écrite et, plus spécifiquement, la technologie médiatique de la machine à imprimer. Celle-ci devrait ainsi faire l’objet d’une appropriation collective au service de l’expression citoyenne et non pas au service exclusif de l’État ou des corporations privés.

 

D’ailleurs, John Keane, en retraçant l’historique des luttes pour la liberté de presse en Angleterre et en Europe a démontré comment ce mouvement social participa jusqu’au milieu du 19ième siècle des grandes batailles démocratiques à la fois contre la censure d’État et l’esclavage mais aussi pour les droits humains. Du reste, ce mouvement aurait contribué à concevoir différemment la démocratie et à mettre en place les fondements de la citoyenneté moderne. Keane a aussi mis en évidence comment les luttes contre la censure étatique se sont peu à peu déplacées contre la censure du marché et comment s’est imposée la nécessité que les batailles d’aujourd’hui soient également dirigées contre l’une et l’autre (Keane, 1991).

 

C’est aussi en quelque sorte la conclusion à laquelle parviennent Peter Bruck et Marc Raboy insistant sur le fait que désormais les luttes pour la démocratie et la démocratisation de la communication doivent s’adapter aux nouvelles formes de pouvoir et de domination traversant la dite société de l’information. Les luttes et stratégies de résistance de la démocratie culturelle et communicationnelle de maintenant sont forcément différentes mais tout aussi essentielles et décisives que les luttes démocratiques libérales en faveur de la liberté de presse et de justice sociale (Bruck et Raboy, 1989).

 

Deux cents ans plus tard, force est de constater que le souhait de Paine ne s’est pas totalement réalisé et que la liberté d’expression a connu bien d’autres interprétations que celle du droit de librement communiquer dans l’espace public, celui-ci accompagné de l’équité des moyens et des conditions pour le réaliser. Pourtant, les luttes pour la démocratie et la démocratisation de la communication n’eurent guère de cesse depuis. D’ailleurs, la nécessité constante de devoir réaffirmer les droits humains universels dont la libre circulation des pensées et des opinions, illustre jusqu’à quel point l’idée même de démocratie « impose une interrogation perpétuelle sur le droit même à avoir des droits » (Beaudry, 1999, p. 163).

 

Au cœur même de l’histoire de la démocratisation de la société tout comme de celle de la communication, il y aurait toujours eu une confrontation paradigmatique entre les grands acteurs sociaux et de leur droit de cité médiatique.

 


 

Acteurs sociaux et logiques sociales de la communication

 

Quiconque est familier avec l’étude contemporaine de l’appropriation des technologies médiatiques l’est aussi avec la dynamique d’interaction entre les grands acteurs sociaux que sont les États, les entreprises privées, et les groupes et mouvements constitutifs de la société civile qui ont profité de chaque chantier sociotechnique que constituait l’apparition d’une technologie médiatique (de la presse écrite à Internet) pour actualiser leurs logiques respectives de la communication sociale et, à partir de là, faire valoir leurs visions distinctes de la société (Sénécal, 1995, 1999).

 

Par conséquent, les technologies médiatiques ont constitué, en leur temps et à leur manière, tout à la fois un nouvel espace, un nouvel enjeu, un nouvel outil pour l’expression des logiques d’acteurs qui traversent et façonnent nos sociétés. Ces différentes logiques se sont révélées historiquement décisives et visibles à des degrés divers dans la définition et l'organisation de l'espace médiatique tant sur les plans local, national que mondial, démontrant par là de façon explicite que la communication a toute son importance comme terrain de mobilisation sociale et politique. Le dernier événement important à cet égard fut le Sommet mondial sur la société de l’information de décembre 2003 à l’occasion duquel s’est manifestée cette confrontation récurrente entre les acteurs sociaux dans l’interprétation du rapport entre communication et démocratie, et en particulier, en ce qui concerne la démocratisation de la communication et l’atteinte des conditions politiques, économiques, technologiques et culturelles appropriées pour la mener à bien.

 

Tel qu’il est ici utilisé le terme logique sert à camper dans un même ensemble les intérêts, les valeurs et les pratiques des différents acteurs sociaux en interaction les uns avec les autres. Une logique qui, à première vue, peut laisser croire à une suite cohérente, régulière et nécessaire, est cependant aussi susceptible de se transformer, travaillée par la confrontation et la complémentarité des intérêts et des valeurs défendues par les grands acteurs sociaux à travers leurs actions respectives.

 

Vu sous un autre angle, ce qu’on appelle idéologie n'est-elle pas littéralement ce que son étymologie signifie: c’est-à-dire la logique d'une idée, une certaine manière de penser et de construire le social auquel «l’idée» est appliquée? Alors que le résultat de cette application ne constitue pas seulement un ensemble d'énoncés, mais le dévoilement d'un processus en perpétuelle mutation (Lemaire, 1978, p. 147). D'ailleurs Gramsci explique bien dans sa définition de l'idéologie, l'historicité et la mouvance des idées traduites dans le concept de logique : elle correspond à «une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l'art, le droit, dans l'activité économique, dans tous les manifestations de la vie individuelle et collective» (Gramsci, 1959, p. 47).

 

Ce concept de logique doit être aussi compris comme la cohérence et la cohésion qu'opère un acteur social dans ses rangs comme à l'extérieur pour trouver son identité et sa légitimité et ce, dans une constante interaction avec les autres acteurs sociaux. La logique d'un acteur conduit donc à une interprétation particulière du social ainsi que des rapports sociaux. «Tous les acteurs sociaux d'une société donnée ont une quelconque représentation de la société. Ces représentations constituent en un point de fusion cette société. Les rapports sociaux multiples qui la fractionnent répondent à des processus constitutifs liés à ces représentations.» (Légaré et Morf, 1989, p. 74).

 

Les stratégies des acteurs se retrouvent dans l'appropriation sociale des médias tout comme dans la détermination des termes en régissant l'application. Et, à cet égard, on peut plus précisément parler de logiques sociales de la communication. Ces logiques sociales traversent autant le privé que le public, autant l'économique, le politique que le culturel et le technologique. Cette transversalité est aussi apparente dans l’interpénétration des rapports de complémentarité et d'opposition entre les acteurs. C'est pourquoi l'ensemble des rapports sociaux constitue en quelque sorte le résultat dialectique des confrontations et des alliances entre les grands acteurs sociaux et leurs logiques. Aujourd’hui donc, la complexité des rapports sociaux s'organiserait moins autour d'une classe sociale comme telle, qu'autour d'idées, d'intérêts, de valeurs qui cristallisent les actions des individus ou des groupes au sein de l'ensemble social. Ceci étant aussi vrai pour l'état de la démocratie que pour celui des médias, sur le plan local comme international.

 

Ainsi, les questions au centre de la problématique communication et vie démocratique se prêtent ainsi aux diverses significations que leur donnent les grands acteurs sociaux qui s'opposent dans leurs interprétations, conformément à la logique d'une idée, d'une conception du monde qui les anime. Et si la problématique de la démocratisation de la communication a pris d’un pont de vue socio-historique la voie de l’engagement politique et de luttes répétées entre les grands acteurs pour l’interprétation des réalités sociales, elle va prendre également un sens particulier dans le contexte de la mondialisation et de la mise en chantier de divers projets de communication globale.

 

 

De l’internationalisation à la communication-monde

 

Le changement de siècle s’est singulièrement caractérisé par l’augmentation de l'interdépendance et de l'intégration économique sous toutes ses formes à l'échelle mondiale: accroissement du commerce international, affermissement et création de zones de libre-échange, multiplication sans précédent des accords entre les États, circulation accrue des investissements. Mais l’emphase du phénomène de la mondialisation économique n’efface pas pour autant les inégalités et les conflits de tous types qui secouent la planète. Ce mouvement s’accompagne aussi d’un retour au local qui provoque aussi à sa façon une nouvelle configuration des intérêts et des rapports sociaux. Toutefois, il demeure que l'idée d'un espace mondialisé et en interaction dans toutes ses dimensions –économique, politique, sociale, culturelle et technologique– constitue désormais une référence importante pour comprendre l'évolution des sociétés contemporaines.

 

Le processus historique d’internationalisation des communications est à la fois, l’une des facettes et l’un des vecteurs de ce phénomène. Les réseaux et les flux communicationnels, dont la croissance a été stimulée par le développement fulgurant des techniques médiatiques et par l'accélération de l'informatisation, ont réduit les distances et rendu poreuses les frontières des États. Indissociable de la société-monde et de l'économie-monde, la communication-monde (Mattelart, 1992) est désormais devenue un observatoire incontournable pour l’étude des interactions entre les peuples, les cultures, les nations.

 

La relation intime entre la mondialisation et la communication n'est pourtant pas un phénomène récent. À la fin du 19ième siècle, déjà, les réseaux de chemins de fer, de la poste et du télégraphe, de câbles sous-marins, maillent le globe et deviennent les symboles d'un monde de plus en plus interdépendant. La communication est promue au rang d'agent de la civilisation; elle est marquée par le sceau de l'universalité. Certes, une telle idéalisation a une saveur idéologique indéniable, ce que certains auteurs ont appelé l’idéologie de la communication (Breton et Proulx, 2002). Pourtant, elle traduit le pragmatisme des grandes puissances qui entendent déjà s'imposer au monde via le contrôle des nouveaux moyens de communication. Mais le phénomène qu'elle qualifie n'en est pas moins bien réel, notre représentation du monde est alors en train de changer profondément.

 

Cela se poursuit en des termes semblables à l’époque actuelle. En effet, pour soutenir la libéralisation des flux informationnels et culturels de même que les marchés ainsi constitués, les technologies informatiques, puis de réseau et, en particulier Internet ont endossé durant les dernières décennies toute une série de métaphores diverses qui ont adopté et renforcé cette perspective globale : de l’informatisation de la société jusqu’à la société mondiale de l’information, en passant par les autoroutes électroniques, autoroutes de l’information et infrastructure globale de l’information.

 

Et parce dorénavant selon le prêt-à-penser néo-libéral, la «société de l’information» est indissociable de la globalisation économique, il s’avère indispensable de maintenir une distance critique dans l’utilisation de ces métaphores. D’autant que ce serait une conception de la société, instrumentalisée et au services des seuls intérêts économiques, dont on a ni plus ni moins remis le leadership aux mains des puissances privées et des règles du marché, laissant aux pouvoirs publics le rôle de facilitateur des opérations nécessaires à sa mise en oeuvre (Vitalis, 1999).

 

Bref, il s’agirait du point d’arrivée d’une nouvelle phase du capitalisme, un projet sur mesure pour un nouvel ordre impérial. Suivant l’analyse de Marc Raboy, toutes les caractéristiques d’un projet impérial seraient ainsi réunies : d’une part, il est fondé sur des politiques élaborées au centre d’un système de pouvoir qui sont mises en œuvre sans imputabilité dans les zones périphériques, et d’autre part, il privilégie l’autonomie du capital privé au détriment de la sphère politique, exclue les institutions de la société civile et augmente la dépendance des régions moins intégrées envers la domination économique et technologique des pays du centre (Raboy, 1997).

 

Le projet de société globalitaire semblait avoir trouvé une matrice idéale dans la mise en œuvre de l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI), lui-même ayant été créé sur mesure pour les promoteurs de la vision néolibérale d’un espace commercial mondialisé, bien décidés à ne plus composer ni avec les obligations réglementaires des politiques nationales, ni avec les irritants de la contestation de quelconque mouvement social. Cette charte des droits et libertés des entreprises prétendait en définitive que toutes activités humaines, toutes latitudes confondues, devraient être strictement soumises aux lois du marché, subsumant les normes politiques à celles du commerce, la société au marché. Même si l’AMI a été mis au rancart, nul doute que les principes évoqués alors se retrouveront ailleurs dans d’autres négociations commerciales.

 

L’intolérance exprimée par quelques grands pays industrialisés, les Etats-Unis en chef de file, pour toutes pratiques médiatiques et culturelles ayant droit au soutien d’un financement public ou profitant d’une réglementation protectionniste, s’exprime déjà haut et fort au sein de l’organisation mondiale du commerce (OMC). En guise d’exemple, il faut certainement souligner les pressions répétées afin que les productions culturelles deviennent des objets de négociations commerciales, à l’instar de toute autre bien ou service. Et toute volonté des États de se soustraire à cette logique devrait être assujetti à des mesures compensatoires sous forme de concessions dans d’autres secteurs de services. Peu surprenant donc que plusieurs pays au rang dont le Canada et le Québec, sont aujourd’hui rassemblés sous la bannière de la diversité culturelle, version actualisée de l’exception culturelle, afin de défendre l’idée que la culture n’est pas une marchandise. Un principe que l’on voudrait voir traduit d’ici la fin 2005 dans une Convention internationale sur la diversité culturelle au sein de l’UNESCO.

 

Pourtant, on a cru longtemps possible ce projet d'un « nouvel ordre mondial de l'information et de la communication » (NOMIC), originellement porté par le Mouvement des pays non-alignés et revendiqué avec vigueur par les pays en développement qui se sont retrouvés majoritaires au sein des Nations Unies suite à la vague de décolonisations des années 60. Cette contestation globale de la communication internationale reposait sur la critique de l'inégalité d'accès aux moyens de communication et de l’asymétrie des flux informationnels transnationaux dont le rapport de la Commission mise sur pied par l’UNESCO à partir de 1977, avait démontré, l’existence de façon si évidente (MacBride, 1980). Encore-là, les signes d’intolérance n’allaient pas tarder s’exprimer : d’abord, avec le retrait de l’UNESCO, des Etats-Unis, en 1984, et de l’Angleterre, en 1985 ; puis, en 1989, avec l’adoption par l’agence internationale d’une nouvelle stratégie de communication, une politique de compromis afin de se libérer ainsi du caractère anti-hégémonique du mouvement amorcé avec la publication du rapport MacBride et de sa proposition de jeter les bases d’un véritable droit à la communication. (George, 2001)

 

En revanche, la critique anti-hégémonique s’est concrétisée depuis dans les tentatives de constitution de réseaux transnationaux de pratiques médiatiques citoyennes couvrant tout le spectre des technologies et émergeant de tous les coins du monde ainsi que dans la création d’un mouvement mondial de revendication d’un droit social à la communication. Un mouvement dont l’objectif sous-jacent est de manifester l’importance du rôle et de la place de la communication dans le processus de démocratisation de la société (Hamelink, 2002). D’ailleurs, la présence de la société civile au Sommet mondial sur la société de l’information à la fin de 2003 et, à cette occasion, du retour de certains débats autour de l’iniquité des rapports sociaux de la communication internationale amorcés à l’époque du NOMIC montrent en quoi la situation dénoncée alors n’a été que renforcée par la conception occidentale et capitalisme de l’ordre médiatique international et qu’il fallait toujours s’y attaquer.

 

L'espace mondialisé est dont un espace aux dimensions multiples où agissent différentes catégories d'acteurs. En effet, les tendances actuelles sont le résultat de la conjonction de forces multiples et historiques où s'entremêlent des stratégies diverses, s'élaborent des alliances, émergent des conflits, apparaissent des enjeux inédits. De même, la mondialisation, qui pour certaines catégories d'acteurs est synonyme de progrès économique, ne favorise pas nécessairement le développement des autres acteurs dont la situation en est une souvent d’appauvrissement endémique et d’exclusion. Et tout compte fait, elle serait davantage une “mondialisation forcée”, un nouvel épisode de l'échange inégal entre le Nord et le Sud et du choc entre les cultures, reposant sur l’iniquité des ressources et des pouvoirs (Mignot-Lefebvre, 1994).

 

Mais, si la mondialisation est, d'un côté, le projet d'élites avides de transformer en leur faveur les règles de la compétitivité; ne pourrait-elle pas également provoquer, d'un autre côté, la constitution nécessaire d'un espace mondialisé de nouvelles solidarités humaines et culturelles visant à critiquer et contrecarrer les valeurs et les intérêts hégémoniques des entreprises transnationales et des grands opérateurs financiers?

 

En somme, la mondialisation représente un phénomène complexe et dialectique, comme en témoignent les multiples dimensions impliquées dans les transformations actuelles de l’échiquier planétaire ainsi que les diverses logiques d’acteurs qui le traversent et le façonnent.

 

 

Une démocratisation à logiques variables

 

Tant du point de vue historique que géopolitique, c’est ainsi que chaque nouvelle technologie médiatique va en quelque sorte donner lieu à un nouveau champ d’alliance et de confrontation entre des valeurs, des intérêts, des projets distincts qui s’articuleront autour de sa démocratisation. Dans la présente conjoncture autant local qu’international, il est possible de dire, pour faire court, que la différence entre les positions actuelles se résume dans le fait que le discours dominant s’articule surtout sur la « démocratisation des communications » en insistant sur le rôle instrumental des technologies alors que le discours critique parle avant tout de « démocratisation de la communication » en insistant sur l’interaction humaine et le caractère dialogique et horizontal du processus social (Ambrosi, 1999). Ces deux approches fondamentalement opposées expliquent en quoi les notions de participation, d’accès, d’interactivité, ou d’universalité, qui ont toujours été au coeur du débat de la démocratisation, sont interprétées différemment selon les discours et les logiques qui les supportent.

 

Les promoteurs d’une approche instrumentale et techniciste imposent aujourd’hui leur vue étroite en tentant de faire passer l’interactivité technique pour de l’interaction sociale, la participation aux réseaux pour de la participation citoyenne, l’accès aux infrastructures de réseaux pour l’accès à la connaissance et, enfin, des consommateurs pour des citoyens (Proulx et Sénécal, 1995).

 

Cette attitude a tôt fait que la communication soit conçue uniquement comme un enjeu du pragmatisme économique et qu’il suffise de développer les infrastructures technologiques nécessaires pour combler les inégalités sociales et les fossés qui séparent les peuples et nations dans tous les aspects des droits humains. Cette rhétorique techno-industrielle et financière qui s’appuie entre autres sur la privatisation accrue de l’espace médiatique, la libéralisation des marchés et l’asservissement de l’interventionnisme étatique, a néanmoins des impacts majeurs sur l’égalité des chances des acteurs sociaux de se faire entendre dans l’espace public médiatisé et sur la capacité réelle de s’approprier les technologies médiatiques à cette fin.

 

Les réglementations dans le domaine des communications, notamment en matière de radiodiffusion et de télécommunications et plus largement de soutien à la production culturelle, ont été mises historiquement en place à des fins d’affirmation identitaire et de souveraineté nationale créant du même coup les contours des territoires nationaux : c’est-à-dire l’espace de légalité et de responsabilité des différents radiodiffuseurs et opérateurs de télécommunications.

 

À titre d’exemple, au Canada, les politiques publiques les plus susceptibles d’être remises en question par la rhétorique néo-libérale seraient d’abord, celles comportant des restrictions quantitatives comme par exemple les exigences d’un ratio important de contenu canadien à la télévision et à la radio, puis, celles restreignant la propriété étrangère des entreprises de radiodiffusion et de télécommunications et, enfin, celles prenant la forme de subventions, c’est-à-dire le mode d’intervention et de soutien public le plus courant dans le domaine de la culture et des communications (Bernier, 1999). Là aussi les autorités réglementaires envisageraient de revoir les politiques territoriales notamment quant à la propriété pour s’ajuster à la logique de restructuration de l’industrie mondiale des communications.

 

Par ailleurs, du côté plus précisément du Québec, la concentration de la propriété médiatique atteint maintenant un niveau sans précédent et inégalé dans le cercle des pays les plus développés. Alors que la propriété croisée des médias s’est vue récemment autorisée rendant possible le contrôle par un seul propriétaire d’une télévision et d’un quotidien sur un même territoire : entendre ici un même marché. Une situation qui, jusqu’à présent, n’avait jamais été tolérée par les autorités réglementaires canadiennes (Sénécal, 2003a).

 

Cela se passe alors le secteur public demeure le seul contrepoids à la concentration médiatique excessive. Or, le Canada est classé 22e parmi les pays de l’OCDE en matière de financement des diffuseurs public nationaux. Sans parler de la situation des radios et des télévisions communautaires, dit le tiers secteur de la radiodiffusion qui, bien que reconnu officiellement depuis 1991 dans le cadre de la Loi sur la radiodiffusion canadienne, subissent les contrecoups des ajustements réglementaires opérés par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) afin de répondre là aussi au lobby pressant des entreprises privées et aux impératifs de la libéralisation des marchés (Sénécal, 2003b).

 

Une régulation, dès lors ne comptant que sur la seule et unique discipline du marché et conçue à la seule faveur des acteurs de l’industrie privée, vient confirmer que les divers acteurs sociaux possèdent un pouvoir d’influence inégal sur l’orientation des politiques nationales de communication alors qu’ils n’ont déjà que très peu de voies de se faire entendre (Raboy, 1995).

 

Cette situation brièvement décrite n’est certainement pas unique au Canada et au Québec. Nul doute que la nouvelle donne de la concurrence mondiale et l’emprise sans précédent des entreprises privées sur l’espace médiatique auront à moyen terme des conséquences dont on ne connaît pas encore toute l’ampleur si ce n’est que les barrières à l’entrées seront de plus en plus infranchissables tant du point de vue économique, juridico-politique et même technologique.

 

 

En guise de conclusion provisoire

 

Alors comment est-il possible de parler d’une véritable société démocratique si l’appropriation des moyens de s’exprimer dans l’espace public médiatisé est de moins en moins possible. Bien sûr, les technologies de réseau et Internet demeurent un espoir, en faisant fi des frontières et en n’ayant à subir aucune contrainte réglementaire nationale. Mais, malgré cette marge de liberté, il serait regrettable que l’Internet devienne un refuge pour les pratiques citoyennes des médias, celles-ci n’ayant plus à subir les barrières à l’entrée de l’espace médiatique national où elles opèrent de façon trop souvent marginale quand elles n’en sont pas littéralement exclues. Perdre de vue les réalités locales et nationales et de ne plus y intervenir, parfois de guerre lasse, est un risque politique important. Même si ce nouvel espace médiatique permet de créer un réseau de communication sans précédent entre des acteurs sociaux aux intérêts locaux convergents et prêts à se mobiliser globalement, la question demeure pertinente.

 

C’est pourquoi le développement de ces nouveaux dispositifs et réseaux numériques sur lesquels reposeraient les fondements de la dite société de l’information suscitent la reprise de questions, posées à l’égard de médias plus anciens, notamment la question de l’exclusion dont certains acteurs sociaux font l’objet, compte tenu des obstacles qu’ils rencontrent dans l’appropriation des technologies médiatiques et que certains désignent par les termes de fracture numérique mais appelée plutôt ici fracture analogique, tant l’écart dans l’appropriation technologique est proportionnel à l’inégalité des rapports sociaux, visible aussi bien à l’échelle locale qu’au niveau mondial.

 

Une cassure sociale donc qui suit l’accroissement des disparités entre les divers pays ou régions et entre les divers groupes sociaux. Mais qu’en est-il, pendant ce temps, des problèmes les plus urgents de la planète comme l’eau, l’alimentation, la santé, l’éducation, la pollution, bref des droits humains dans leur ensemble pour lesquels la cassure se fait dramatiquement sentir dans nombre pays et parties du monde ? Peut-être on arrivera vite fait au constat que les groupes sociaux ou les pays qui seront enfin interconnectés seront ceux jugés solvables et autorisés à intégrer « la société du marché global ».

 

N’y aurai-il pas enfin meilleur contrôle sur et par la dite société de l’information que la concentration économique actuelle des médias et l’orientation des politiques de communication destinée à renforcer le leadership des entreprises privées dans la gestion des droits fondamentaux ? Il n’y a aucun fatalisme dans ce questionnement, seulement un effort de lucidité afin d’insister une nouvelle fois sur la nécessité sociale historique et géopolitique de poursuivre la lutte pour un droit de cité médiatique. D’ailleurs comme le souligne André Vitalis (1999, p. 46) : « Il y a certainement d’autres projets à concevoir et à mettre en œuvre que celui de faciliter l’avènement d’une société modelée par les technologies de l’information et régulée par les mécanismes du marché, qui ne laisse aucune place au politique comme expression du bien commun ».


 

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[1] Professeur en communication à l’UER Sciences humaines, lettres et communication de la Télé-université, Université du Québec.