Guichet unique, réalité plurielle

Résultats d'une enquête européenne[1]

 

 

Dr. Claire Lobet-Maris  en collaboration avec Béatrice van Bastelaer et Sylvie Nigot1

 

 

1 Claire Lobet-Maris est professeur à l'Institut d'informatique des Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix et co-directrice de la Cellule Interfacultaire de Technology Assessment (CITA). Béatrice van Bastelaer est coordinatrice de recherche à la Cellule Interfacultaire de Technology Assessment (CITA-FUNDP). Sylvie Nigot est chargée de recherche à  la Cellule Interfacultaire de Technology Assessment (CITA-FUNDP).

 

Résumé

Le concept de guichet unique est un concept très porteur au  niveau des administrations publiques. De très nombreux discours et programmes de réforme des administrations en font aujourd’hui le “ fer de lance ” de la modernisation des administrations. Par contre, peu d’études empiriques ont été menées l’état de développement du guichet unique au sein des administrations publiques. L’article vise à présenter de manière synthétique les résultats d’une recherche européenne menée dans le cadre du programme COST (projet COST A14). Cette recherche a permis de rassembler 100 études de cas dans 11 pays européens. Partant de l’analyse de ces études de cas, le présent article essaie de dresser une typologie des modalités de déploiement des guichets uniques au sein des administrations afin de démontrer que sous un même concept se cachent des réalités organisationnelles et informationnelles très différentes.

 

 

 

Abstract

The concept of one-stop-government seems highly relevant for public administrations. Numerous discourses and programmes aiming at reforming administrations include this vision. However, there has been very few empirical studies on the state of development of effective one-stop-government practices in administrative offices. This article intends to present, in a synthetic way, the results of a European research conducted with the COST programme (COST A 14 project). This research allowed to make 100 case studies in 11 European countries. Out of the analysis of these case studies, the article tries to make a typology of the ways of implementing one-stop-government practices within public administrations. This analysis tries to demonstrate that a same concept covers various organisational and informational situations

 


Introduction

Le concept de guichet unique est apparu récemment sur la scène de l'administration publique. Cette apparition semble devoir être mise en relation avec des tendances lourdes qui poussent aujourd'hui les administrations à faire évoluer leurs prestations de service.

Dans le cadre de cet article, nous nous proposons d’analyser les résultats d'une étude européenne (COST A14) basée sur l'analyse de 100 cas. Comme Nous le verrons dans cette deuxième partie, les déclinaisons opérationnelles de ce concept varient fortement. Nous tenterons, à travers une typologie relativement simple des formes organisationnelles que peuvent prendre ces guichets uniques, de comprendre les variations observées dans les pratiques existantes et les difficultés rencontrées par les administrations publiques dans la mise en place de ce type de projet.

1. Le guichet unique : déploiement d’un concept multiple

Le concept de guichet unique apparaît dans la littérature comme un concept global recouvrant des réalités très différentes tant au niveau technologique qu'organisationnel et de service. C'est pourquoi, des auteurs comme Bent et al. [1999] préfèrent s'attacher à l'approche administrative inhérente au concept de guichet unique plutôt qu'à une définition stricto sensu de celui-ci. Pour ces auteurs, “l'essence de l'approche du guichet unique est de rassembler différents services administratifs ou d'information de façon à réduire le temps et l'énergie dépensés par les citoyens pour trouver et obtenir le service dont ils ont besoin” (p. 2).

Il importe cependant d'affiner quelque peu cette première approche en distinguant, à la suite des auteurs mais aussi en s'appuyant sur les travaux de recherche menés dans le cadre du réseau COST A14, trois formes majeures que peuvent présenter les guichets uniques.

Deux dimensions nous semblent devoir être mises en évidence pour déglobaliser quelque peu le concept : il s'agit, d'une part, du type de service offert par le guichet et, d'autre part, du caractère intégré ou non du service offert. S'agissant du type de service offert, on distinguera les guichets purement informationnels et les guichets permettant aux citoyens d'accomplir une procédure administrative, encore appelés guichets transactionnels. S'agissant du caractère intégré ou non du service offert, la distinction se fera entre les guichets uniques qui transcendent les frontières établies en termes de compétences départementales pour offrir un service intégré et réorganisé en fonction d'un parcours administratif réel du citoyen, et les guichets uniques qui offrent, en un seul point d'accès, différents types de services ou de prestations administratives mais sans réorganisation et intégration préalables de ceux-ci.

Partant du croisement de ces deux dimensions, on peut, à la suite des travaux effectués dans COST, établir une première typologie des guichets Le tableau ci-après en distingue trois types :

 

Guichet unique

Informationnel

Transactionnel

Non intégré

First stop of information

Multiple services shop

Intégré

 

One-Stop-Shopping

 

Le first stop of information vise essentiellement à l'information du public. Il entend, via un seul point d'accès, qui peut être un point physique, un Call Centre ou un site Web, donner aux citoyens une information simple et facilement accessible sur les services offerts, les procédures à suivre et les personnes à contacter dans les différents départements ministériels que supporte ce guichet unique. Bien que ce type de guichet unique nécessite des accords interdépartementaux relatifs au genre d'information nécessaire, à la maintenance de celle-ci et aux responsabilités des différents intervenants, il laisse généralement inchangé le déroulement des procédures suivies par les différents départements, se contentant de les indiquer sans les réorganiser.

Le multiple services shop est un peu à l'administration ce que le supermarché peut être dans la grande distribution. Dans ce cas aussi, c'est l'idée de plus grande accessibilité des citoyens au service public qui motive l'innovation. Mais ici, le guichet unique ne se contente plus seulement de renseigner le citoyen : il lui permet également, via un seul point d'accès physique ou électronique, d'entreprendre, voire d'accomplir différents types de procédures administratives. Toutefois, si la délivrance du service est améliorée, le service, lui, reste inchangé, les différentes procédures administratives étant peu ou pas modifiées dans le sens d'une approche plus horizontale de la demande du citoyen.

Le one stop shopping correspond à la forme la plus avancée de guichet unique. Généralement ciblé sur un domaine particulier de la vie économique ou sociale du citoyen, le guichet sous-tend ici une réorganisation fondamentale des procédures administratives en vue de développer un “ parcours administratif ” intégré du point de vue du citoyen ou de l’entreprise. À la verticalité des compétences qui structure les autres formes de guichet unique, on peut opposer ici une horizontalité de la prestation qui transcende les compétences propres de chaque département dans une procédure unifiée et centrée sur la demande du citoyen. Ce dernier type de guichet unique suppose non seulement une réorganisation de la “vitrine” ou front office de l'administration mais aussi, et sans doute avant tout, du “magasin” ou back office de l'administration à travers des révisions de fond des procédures et des systèmes humains et informationnels qui les supportent.

On comprendra, au vu des exigences administratives et informationnelles de ce dernier type de guichet unique, qu'il est, comme le montreront plus loin les résultats de l'enquête COST A14, encore très peu présent dans le monde administratif d'aujourd'hui.

2. Le guichet unique : une réalité organisationnelle contrastée

Après cette présentation formelle du concept, nous allons, dans cette seconde partie, nous ouvrir aux réalités de terrain à travers la présentation d'une enquête réalisée par le réseau COST A14 sur des expériences de guichet unique dans 11 états-membres de l'Union.

Nous présenterons d'abord rapidement les objectifs et le cadre méthodologique de l'enquête réalisée. Nous nous consacrerons, dans un deuxième temps, à l'analyse de certaines observations tirées de cette enquête. C'est volontairement que nous focaliserons notre regard sur certains éléments de cette enquête, sans visée d'exhaustivité dans le compte rendu des résultats. En effet, il nous semble important, dans une perspective d'apprentissage collectif, de mettre en évidence les éléments novateurs que l'on peut retirer de cette enquête plutôt que de s'attarder à des constats qui ne viendraient que confirmer le savoir déjà capitalisé dans ce domaine.

2.1. Le cadre de l'enquête

La recherche menée dans le cadre du réseau COST A14 s'est effectuée de mars à septembre 1999 dans 11 pays de l'Union, à savoir : l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la France, l'Irlande, l'Italie, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Pour chacun de ces pays, une équipe de recherche nationale a réalisé un rapport sur l'existant en matière de guichet unique. Les consignes méthodologiques relatives à cette étude visaient à recenser des cas de guichet unique et à les analyser dans leurs dimensions tant institutionnelles, qu'organisationnelles et technologiques.

Différents critères devaient guider la sélection des cas de guichet unique dans chacun des pays concernés, à savoir :

-      le projet doit être basé sur l'usage de nouvelles technologies de l'information et inclure une réforme administrative allant dans le sens d'une plus grande intégration organisationnelle;

-      le projet doit concerner au moins deux départements administratifs distincts;

-      le projet doit permettre des transactions avec les usagers;

-      le projet doit avoir dépassé le stade purement conceptuel pour se présenter sous la forme d'un projet en développement, d'une expérience pilote ou d'un projet mature.

L'usage de ces critères s'est révélé difficile dans la sélection concrète des cas pertinents. Ainsi, par exemple, la notion de département ministériel est apparue très vite comme “fluctuante” d'un état à l'autre. De même, le concept de “nouvelles” technologies de l'information, bien que communément employé, s'est rapidement présenté comme un critère aux frontière floues face à certaines réalités de guichet unique basées par exemple sur ces technologies traditionnelles d'information que sont par exemple les centres d'appel ou encore Call Centres. Également difficile à manier dans la sélection effective de cas, le concept de transaction : faut-il l'envisager comme un échange entre partenaires ou l'interpréter plus strictement comme un échange de valeurs entre partenaires, sanctionné par une transaction financière?

Face à ces difficultés méthodologiques, les différentes équipes de recherche se sont concentrées sur l'analyse d'initiatives technico-organisationnelles visant à faciliter l'accès de l'usager à l'administration. Ce critère relativement large a permis d'identifier 100 cas d'innovations administratives.

2.2. Le guichet unique : une réalité plurielle

Nous allons présenter ici, en quelques grands traits, les principaux résultats de l'enquête menée dans la cadre du réseau COST A14.

®      Du first stop of information au one stop shopping

En commençant cet article, nous avions distingué trois types de guichet unique, à savoir : le first stop of information, le multiple services shop et, enfin, le one stop shopping, qui, comme nous l'avions expliqué, correspond à la forme la plus avancée de guichet unique proposant un service intégré autour d'une approche client.

Sur base de cette typologie, nous pouvons d'abord classer les cas répertoriés en tenant compte également des supports technologiques utilisés pour les implanter. Quatre supports technologiques ont été distingués dans l'enquête : le premier est un support physique ou humain, comptoir ou guichet d'accueil administratif; le second se base sur les technologies du Web; le troisième sur la technologie des bornes interactives; et, enfin, le quatrième se base sur la technologie plus conventionnelle des Call Centres.

Partant de cette double approche du guichet unique, nous pouvons construire un premier tableau qui permet de rendre compte des multiples déclinaisons opérationnelles du guichet unique sur la scène administrative.

 

Comptoir

Web-Site

Borne

Call Centre

TOTAL

First stop

4

14

8

6

32

Multiple serv.

23

9

6

-

38

One stop shop.

19

7

3

1

30

TOTAL

46

30

17

7

100

 

Les chiffres présentés dans ce tableau méritent quelques commentaires. Tout d'abord, on peut être frappé par le nombre relativement important de projets avancés en matière de one stop shopping. Il convient cependant de nuancer quelque peu cette importance : tout d'abord, et au plan purement méthodologique, elle s'explique par le fait que les équipes ont essentiellement focalisé leurs recherches sur ce type de projet et ce, en tenant compte des consignes de départ qui avaient été données aux chercheurs pour identifier les cas. Par ailleurs, il importe également de remarquer que ces initiatives sont essentiellement basées sur des supports physiques d'accueil de l'usager, ne nécessitant pas, comme c'est le cas pour des systèmes plus automatisés, un re-engineering important des systèmes d'information supportant et archivant les transactions des usagers. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que dans très nombreux projets répertoriés, qu'il s'agisse de cas de multiple services shop ou de cas de one stop shopping, le développement semble privilégier la forme organisationnelle du changement plutôt que des innovations technologiques sophistiquées. Différentes explications sont avancées dans les rapports nationaux pour expliquer cet état de fait. Tout d'abord, en vertu du principe d'équité de traitement des usagers de l'administration, cette forme d'initiative semble privilégiée parce qu'accessible au plus grand nombre. Cependant, ce principe n'est pas le seul à guider le choix des administrations; il semble également que ce type de guichet unique s'inscrive comme une première étape de l'apprentissage organisationnel des administrations à un autre mode de fonctionnement, un apprentissage où les arrangements humains apparaissent comme prioritaires par rapport à toute autre réforme technique qui pourrait venir en support de ce type d'expérience. Enfin, cette stratégie est encore confortée par l'état peu cohérent et très fragmenté des systèmes d'information des back offices auxquels sont reliés ces guichets. Dans de très nombreuses expériences recensées dans l'enquête, et notamment dans les cas anglo-saxons, l'approche pragmatique semble primer sur une approche plus complexe et globale qui viserait à la réforme générale des systèmes d'information de ces back offices. Dans cette approche pragmatique, un middleware est développé, jouant le rôle d'outil d'interrogation et de modification de bases de données qui, elles, restent inchangées.

®      Du “colbertisme” à la stratégie incrémentale

Il paraît  également intéressant de nous arrêter un bref instant aux stratégies gouvernementales dans lesquelles ces expériences prennent place. À la lecture des différents rapports nationaux, il apparaît que ces stratégies sont assez contrastées même si, faute d'éléments d'analyse suffisants, nous ne pouvons les étayer de manière très rigoureuse sur un plan empirique. Trois attitudes gouvernementales semblent se dégager de ces différents rapports. Par attitude, nous entendons essentiellement l'approche préconisée dans chacun des pays pour moderniser l'administration et développer ces guichets uniques.

La première attitude ou stratégie que nous qualifierons de “colbertisme” est celle d'un État planificateur, investi dans un grand plan de réformes intégrées de l'administration. C'est la stratégie des “grands travaux” déployés selon une approche “top-down” avec l'idée sous-jacente de bâtir un système d'information unifié et cohérent pour l'administration. Dans ces états, dont le plus exemplatif est sans doute la France, des armées de fonctionnaires travaillent aux bases de données et à la simplification des milliers de formulaires qui sous-tendent les procédures administratives. Cette stratégie, ambitieuse non seulement sur un plan technique mais aussi sur un plan administratif, rejoint un des “grands mythes” de l'informatique à savoir la mise en œuvre d'un système d'information unique et cohérent, garant d'une coordination et d'une communication sans entrave dans nos ensembles organisés.

La deuxième attitude est à l'extrême opposé de la précédente et dévoile des états plus expérimentateurs que planificateurs. Dans ces états, parmi lesquels on peut citer les Pays-Bas ou encore la Région flamande de Belgique, les initiatives de guichets uniques se déploient selon une stratégie de “bottom-up” à l'initiative des départements ministériels. Dans ce type d'approche, l'État se “contente” d'un rôle de stimulateur d'expériences, organisant des appels à propositions et aidant financièrement les départements qui y souscrivent. La priorité pour ces états n'est pas la cohérence d'ensemble des initiatives mais bien plutôt la stimulation d'usages nouveaux développés sur une base volontaire par les administrations elles-mêmes.

Enfin, la troisième attitude, plus transversale à l'ensemble des états observés mais aussi très dominante dans certains d'entre eux, est celle de l'État régulateur. Dans ces états, la focalisation politique est centrée sur la création d'un cadre légal adapté à des usages innovants dans les services publics. Qu'il s'agisse de la signature électronique, de la force probante d'un document dématérialisé, de la protection des données à caractère personnel, des modalités de tarification de l'information publique à haute valeur ajoutée, toutes ces préoccupations légales semblent absorber une part importante de l'énergie politique des gouvernements laissant peu de place à l'élaboration de projets concrets et de stratégies actives de réformes de l'administration. Tout se passe, dans certains de ces états, comme si on assistait à un déplacement des moyens en fins, dans une sorte de stratégie attentiste “protégée” par un cadre légal toujours à parfaire.

Les trois stratégies évoquées ci-dessus sont, dans la perception que nous en avons, plus de l'ordre de l'impression étayée que de la confirmation empirique. Sans tenir compte de la troisième qui, comme nous l'avons indiqué, est plus transversale, les deux premières stratégies nous semblent quant à elles assez représentatives du dilemme auquel sont confrontés actuellement les états, à savoir : soit réformer en profondeur, de manière cohérente et coordonnée les systèmes d'information publics avant de lancer des applications innovantes d'envergure; soit lancer des applications innovantes sur une base volontariste et non coordonnée en espérant pouvoir, à terme, tisser les liens informationnels nécessaires entre projets et construire de manière progressive un système d'information cohérent.

®      Des guichets uniques en quête d'usagers

Un des faits marquants de l'enquête concerne la difficulté qu'ont les administrations à identifier les besoins des usagers en matière de processus administratif intégré. L'identification de ces “ parcours administratifs ” à réelle valeur ajoutée pour l'usager, en termes de simplification de sa vie administrative, apparaît comme une réelle difficulté dans les administrations. Nous allons revenir, dans la suite, sur l'explication de cette difficulté mais dans un premier temps, étayons-la par quelques considérations empiriques.

Dans la plupart des cas que nous avons pu étudier, la mise en œuvre de first stop of information ou de multiple services shop ne semble pas poser de difficulté majeure aux administrations, quant au positionnement du service par rapport à la demande de l'usager et à sa mise en œuvre.

Le cas du one stop shopping pose quant à lui des problèmes administratifs et organisationnels beaucoup plus complexes. En tout premier lieu, il pose la question du repérage de “ parcours administratifs ” à haute valeur ajoutée pour l'usager de l'administration. En d'autres termes, le one stop shopping demande un renversement complet de la perspective traditionnellement adoptée par les administrations. Plutôt que “faire rentrer” l'usager dans des procédures fonctionnellement découpées et découplées pour les besoins de l'organisation administrative, il s'agit de “mettre l'administration au service” d'une demande de l'usager que celui-ci perçoit comme logiquement et fonctionnellement intégrée. Un tel renversement de perspective ne pose pas seulement à l'administration des problèmes de type organisationnel ou juridictionnel liés à la verticalité traditionnelle de l'approche de la demande de l'usager, il pose plus fondamentalement un problème que nous pourrions qualifier d'imagination. Il est en effet frappant de noter, dans chacun des rapports nationaux, la difficulté éprouvée par les administrations pour trouver des zones de demandes administratives sur lesquelles une approche de one stop shopping pourrait se déployer. Les seules zones actuellement identifiées et sur lesquelles des expériences commencent à se mettre en place concernent les entreprises avec, d'une part, le déploiement de guichets uniques permettant une gestion unique et intégrée des procédures relatives à la création d'entreprises et, d'autre part, la mise en place de plates-formes uniques facilitant les déclarations sociales des entreprises.

Enfin, il est intéressant de noter que dans certaines agences gouvernementales qui se sont vues concéder, sous la forme de contrats de gestion, la responsabilité d'un domaine public particulier comme, par exemple, l'emploi, des initiatives très avancées en matière de one stop shopping voient le jour sous la forme, par exemple, de plate-forme unique et intégrée de bourses d'emplois permettant un matching automatisé entre offres des employeurs et demandes des candidats à l'emploi. Ces cas sont très intéressants, non seulement par le niveau des réalisations techniques et organisationnelles, mais surtout dans ce qu'ils nous apprennent sur la plus grande facilité qu'ont ces agences, ciblées sur un domaine particulier de la vie administrative des usagers, à proposer ce type de service innovant à “leur clientèle” par rapport aux difficultés éprouvées par les administrations traditionnelles dont les domaines de gestion sont multiples et moins ciblés de manière intégrée sur la vie administrative de l'usager. En comparant ces deux mondes et de manière un peu allégorique, on pourrait dire que l'on a d'un côté, des administrations “entonnoirs” d'où sort un service unifié pour l'usager même si ce service fait appel à de très nombreuses juridictions et compétences administratives, et de l'autre, des administrations “tamis” duquel sort un usager “éparpillé” en de multiples services qui, chacun, s'occupe d'un fragment de sa vie administrative.

®      La dominance du niveau local

Le dernier point d'analyse sur lequel nous voudrions nous arrêter concerne le niveau administratif auquel se mettent en place ces initiatives de guichet unique. Différents éléments d'observation valent la peine d'être mis en évidence.

Un premier élément concerne l'absence, dans l'ensemble des initiatives répertoriées, de projets reposant sur la coopération de différents niveaux de pouvoir, tels, par exemple, le niveau national et régional ou le niveau régional et le niveau local. Cette observation est intéressante dans la mesure où elle montre que, dans certains pays, la complexité institutionnelle des compétences est une barrière très lourde à la mise en place de toute innovation orientée vers l'usager. Il en va ainsi pour des domaines comme ceux qui régissent l'expansion économique, la gestion des entreprises, les exportations, les taxes et accises. Dans ces domaines, les initiatives en matière de guichet unique semblent difficiles, voire impossibles dans la mesure où elles impliquent la coopération entre des niveaux de pouvoirs que l'histoire a contribué à séparer.

Un second élément très apparent dans l'enquête réalisée est la dominance du niveau local de pouvoir dans la mise en œuvre d'initiatives innovantes de guichets uniques. Ces initiatives concernent essentiellement les deux premiers types de guichet que nous avons évoqués ci-dessus, à savoir, d'une part le first stop of information et, d'autre part, le multiple services shop. Différentes explications peuvent être envisagées pour comprendre cette dominance du local par rapport aux autres niveaux de pouvoirs.

Le premier élément peut être qualifié de culturel. Il concerne la tradition de service au public, plus présente dans les administrations locales que dans les autres niveaux d'administrations. Ces administrations locales sont en effet la première “porte administrative” de l’usager. Il y a donc, dans ces administrations locales, une culture du service à la population à la fois plus personnalisée mais aussi plus massivement éprouvée que dans d'autres niveaux, et qui peut ouvrir plus directement l'administration aux besoins nouveaux des usagers en matière d'innovation dans le service rendu.

Un deuxième élément qui différencie ces administrations des autres niveaux de pouvoir concerne l'autorité hiérarchique. Même si les administrations locales sont également départementalisées, elles sont, en ce qui concerne leur niveau de commandement, beaucoup plus unifiées que d'autres. Cette unicité du pouvoir facilite les initiatives si on la compare à la complexité des négociations entre différents directeurs d'administration et entre leurs autorités de tutelle respectives qui, pour les autres niveaux de pouvoir, doivent présider à la moindre innovation de service intégré.

Un troisième élément important concerne l'effet compensatoire que certaines initiatives de services innovants mises en place au niveau local tentent d'avoir par rapport au mouvement de fusion des communes observable dans de très nombreux pays européens. Ce mouvement de fusion a contribué à éloigner les administrations locales de leur population au profit de centres administratifs concentrés et bénéficiant d'économies d'échelles. Face à cet éloignement, certaines initiatives prises au plan local ont comme volonté très clairement affichée de retrouver une proximité administrative avec la population en réimplantant des comptoirs à services multiples dans les différentes entités de la commune, en offrant des facilités administratives au lieu de résidence des citoyens.

Enfin, le dernier élément à prendre en compte dans l'explication de cette dominance du niveau local est plus stratégique ou politique. Il concerne la volonté des villes à marquer des avantages comparatifs par rapport à d'autres villes, en développant des services publics efficients et de qualité, capables d'attirer tant la population que les investisseurs. Cette volonté, très apparente dans l'enquête menée, tend à confirmer une tendance plus générale observée au plan européen : la concurrence en matière d'attraction des investisseurs semble s'être déplacée, dans un premier temps, des États vers les Régions, pour connaître aujourd'hui, un nouveau déplacement vers une concurrence entre centres urbains.

En guise de conclusion

Plutôt que de reprendre point par point les principaux apports de cet article, il nous semble opportun d'ouvrir notre propos sur une réflexion plus stratégique ou plus politique qui nous semble se profiler derrière les très nombreux travaux et discours que l'on consacre aujourd'hui au “guichet unique”. Cette réflexion concerne le statut sociologique de ce concept dont on a pu percevoir, tout au long du commentaire fait aux résultats de l'enquête, la pauvreté d'application sur le terrain administratif.

Force est alors de constater que le pouvoir sociologique de ce concept se situe ailleurs, en dehors du champ instrumental des quelques modifications ou transformations administratives observables actuellement. En effet, le concept de guichet unique nous semble jouer aujourd'hui un rôle de catalyseur pour des débats beaucoup plus fondamentaux qui concernent la notion même de service public et l'organisation actuelle des administrations publiques. À travers ce concept, et tout ce qu'il sous-entend en terme d'approche orientée vers l'usager, c'est à un véritable changement de paradigme administratif que nous convie le guichet unique. D'une organisation orientée vers l'administration et le respect des lois, on ouvre la réflexion sur une organisation orientée vers l'administration de la personne dans sa vie publique et de citoyen. Une telle réflexion ne pourra, sur le long terme, se satisfaire d'innovations en mode mineur, fussent-elles appuyées sur des technologies sophistiquées. Pour bâtir une telle réforme, sans doute faudra-t-il prendre le temps de se tourner d'abord vers les usagers de l'administration, les écouter et les entendre sur les améliorations qu'ils attendent de leur service public dans les différentes sphères administratives qui les concernent. Et partant de ces attentes, transformer progressivement, chantier par chantier et sans précipitation politique, les pratiques et les cultures administratives.

C'est à ce prix là que le concept de guichet unique deviendra réellement un concept porteur pour ne administration qui se remet au service de ses citoyens.

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[1] Cet article se base sur une enquête réalisée dans le cadre du réseau COST A14 “One Stop Government”. Les résultats de l'enquête ont fait l'objet d'une présentation par Martin Hagen et Herbert Kubicek, Université de Bremen (Germany) lors d'un Workshop international qui s'est tenu à Bremen en septembre-octobre 1999. L'auteur en collaboration avec Béatrice van Bastalaer ont réalisé le rapport belge de cette enquête. Le commentaire et l'analyse des résultats repris dans le présent article ont été développés avec le soutien du programme “Pôle d'Attraction Interuniversitaire” des SSTC, projet “Évaluation interdisciplinaire de la Société de l'information : Réseaux, Usages et État