L’Etat en réseaux : quelles ambitions ? quels obstacles ? quels bénéficiaires ?

 

 

Françoise Massit-Folléa

 

 

Ecole Normale Supérieure de Lettres et Sciences humaines

15 Parvis René Descartes 69007 Lyon

Tél : 04 37 37 62 91

Mél. : fmassitfollea@ens-lsh.fr

 

 

Résumé

 

            Le gouvernement français a lancé en 1997 un programme pour l’entrée de la France dans la société de l’information. Parmi les nombreux rapports de missions commandités dans ce cadre, l’un a concerné « l’Etat et les technologies de l’information ». L’auteur, ayant – modestement – participé à son élaboration, a tiré quelques enseignements, d’ordre méthodologique et d’ordre théorique,  de cette expérience.

            L’objectif de modernisation de l’administration ne se conçoit pas sans amélioration du service rendu aux usagers . Cette double contrainte est bien intégrée. Mais par delà les données quantitatives qui tendent à prouver que la France a « rattrapé son retard », il apparaît que la mise en œuvre des nouvelles technologies pour bâtir un « Etat en réseaux » se heurte à de nombreux obstacles structurels et culturels, en France comme dans les autres pays de l’Union européenne.

 

 

Abstract

 

            At the end of the 90’, the French Governement started an Information Society Program. A lot of official reports have been published. As a small contributor to the Report « The State and Information Technologies », the author tries to clear up some methodological and theoretical issues.

            The challenge is modernizing State Administration and satisfying Administration Users. But who both are they ? What are their capabilities and wishes ? In France, as in the rest of European Union, the question of a Network State can’t be solved in terms of technical data.

 

 


 

Introduction

 

Cette communication s’appuie sur le Rapport de la Mission confiée par Lionel Jospin à Bruno Lasserre en mai 1998, qui a été publié sous le titre « L’Etat et les technologies de l’information, vers une administration à accès pluriel » (La Documentation Française, 2000). Objectifs assignés : étudier comment les TIC peuvent rendre l’administration à la fois plus transparente, plus accessible et plus efficace et formuler des recommandations à cet effet.

Les modalités de travail de la Mission ont été les suivantes :

- travaux d’un groupe plénier et de six ateliers (avec président et rapporteur), qui se sont tenus pendant plus d’un an au Commissariat Général du Plan et auxquels se sont ajoutées deux enquêtes et des auditions ;

- chaque atelier comportait une participation mixte de fonctionnaires, d’universitaires et de professionnels du secteur privé ;

- les thèmes des ateliers concernaient : 1) l’organisation du travail, 2) les métiers et la formation ; 3).les recommandations techniques : quels outils pour quels usages ? quelles normes pour les nouvelles applications ? ; 4) l’organisation de l’Etat en réseaux ; 5) le mouvement vers des services publics interactifs pour les citoyens et les entreprises ; 6) la diffusion des données publiques et la révolution numérique.

 

J’ai pour ma part, avec un collègue présent à ce colloque, contribué aux travaux de l’atelier 5, le seul à vrai dire qui ait posé au premier plan la question des usages et des usagers. …

 

Mon propos ne sera pas, rassurez-vous, une reprise détaillée du document final. Je m’emploierai dans le temps imparti à resituer les réflexions du rapport dans le contexte général du PAGSI[1] et à le commenter, d’une part en mettant en perspective l’intérêt et les limites de la démarche, d’autre part en tentant de quantifier et qualifier l’avancée du « chantier » ainsi mis en lumière, tant en France que dans l’Union européenne.

 

 

1 - Le contexte

 

L’introduction au rapport, rédigée par le Commissaire au Plan, fournit de premières pistes d’analyse. « Développer une « administration en réseaux » est une réponse « nécessaire » à la « société en réseaux » est-il écrit en préambule. On sait à quel point cette notion de « société en réseaux », développée magistralement par Manuel Castells[2], a fait florès au point de constituer une vulgate que l’on ne prend plus guère la peine d’interroger [3] : l’essentiel est de s’y adapter du mieux possible !

Deuxième citation : « Ce rapport s’inscrit dans une réflexion touchant à la modernisation de l’Etat et de l’ensemble des services publics. Car de nouveaux modes de management s’introduisent sous la pression que créent les nouvelles attentes des citoyens à l’égard d’une administration en réseaux ». Comment ont été perçues, analysées, formalisées les dites attentes ? Mon expérience au sein de l’atelier 5 ne m’a fourni aucune réponse : on était plutôt dans une logique de l’offre, fondée sur le discours d’annonce relayé par les médias, où les nouvelles technologies promettent de vaincre le temps, la distance et la pesanteur des médiations.

Dans sa présentation de « l’état de l’art », l’introduction de Jean-Michel Charpin relève que l’utilisation de l’informatique dans l’administration est désormais aussi intense que dans le secteur privé ; que les collectivités locales ont été des pionnières pour aborder le fonctionnement en réseaux ; que les grands projets internes à la machine administrative  sont bien engagés : AdER , extranet pour l’« administration  en réseaux » au niveau central et SIT, « systèmes d’information territoriaux » dans chaque département pour les sujets à dimension interministérielle forte comme la politique de la ville, l’emploi, la politique de l’eau, etc[4]..

Mais les problèmes ne sont pas masqués. Problèmes du côté des agents de l’administration : incertitude sur les qualifications, interrogations sur la productivité, besoin d’accompagnement du changement  dont les TIC sont le levier ; problèmes du côté des utilisateurs : analyse insuffisante de la demande, même si l’on sait qu’elle s’exerce prioritairement sur la simplification d’accès, une plus grande transparence, la réduction des délais de réponse, le suivi et la personnalisation du contact (que les caractéristiques techniques des TIC sont censées apporter « par nature » NDA) …. ; problèmes, enfin, dûs à la tradition administrative française quand il s’agit de reconnaître de nouvelles compétences, de décloisonner et de coopérer, de responsabiliser, de répondre « en temps réel », de fonctionner « par projet » en mêlant les aspects d’usages, de management et de technique.

Ces problèmes ont constitué autant de données à prendre en compte dans le déroulement du travail, qui a été marqué par plusieurs obstacles de type méthodologique .

 

 

2 - Les obstacles méthodologiques

 

La première difficulté a consisté dans la nécessité de définir le « périmètre » de l’Etat[5].

Contrairement à ce qui était initialement prévu, une large part a été accordée dans les travaux des groupes aux initiatives des collectivités locales ; d’une part elles ont été en pointe dans l’utilisation des réseaux, d’autre part leurs sites web constituent souvent une « porte d’accès » aux services déconcentrés car la commune est une puissance publique de proximité ou de premier niveau, enfin cette richesse-même a mis en évidence le besoin d’une cohérence fondée sur une observation fine d’expériences disparates et contrastées.

En fait l’Etat a été considéré globalement comme l’émanation du pouvoir central et de l’intérêt général, l’employeur de millions de fonctionnaires et la source des services publics pour les citoyens / usagers.

 

La deuxième difficulté tenait au besoin de mener de front la réflexion sur la transformation interne de l’administration (prolongement du lourd chantier de la modernisation de la fonction publique) et l’amélioration (dimension externe) des services rendus, alors que la demande des usagers est difficile à cerner. En revanche bien présente aux esprits était la tendance constante de l’opinion à dénigrer ou déplorer le caractère hyper-centralisé, l’opacité et la lourdeur hiérarchique de l’administration française.

 

Un troisième écueil tenait au champ d’application des réformes envisagées.

Il était impossible dans le cadre de cette Mission d’aller dans le détail de chaque organisation et de chaque fonction, mais il n’était pas plus souhaitable d’énoncer des recommandations trop générales (du type « y’a qu’à »). D’où le choix d’une approche transversale, une recherche des « tendances lourdes » à l’oeuvre dans le déploiement et les usages des TIC pour chaque contexte étudié. En partant du constat que l’Etat traditionnel est à la fois contesté (éloignement, rigidités, égalité anonymisante) et soumis à de nouvelles sollicitations (proximité, rapidité et services « sur mesure »), il s’agissait d’établir des priorités en même temps que de créer les conditions de la coordination.

 

Quatrième problème, et non des moindres : la puissance publique est avertie que la mutation ne peut pas se décréter. Celle-ci doit se négocier avec les agents, avec leurs syndicats, avec leur hiérarchie, et aussi avec les usagers - figure ambigüe s’il en est : administré, assujetti, contribuable, justiciable, citoyen ; figure « plurielle » : travailleur, consommateur, habitant de métropole ou de village, parent d’élève, handicapé, etc. ... D’où le rêve renouvelé grâce à la vertu des TIC du « guichet unique » qui ne sépare pas l’individu en autant de « cases » - et de démarches -  que de services répondant à ses différents besoins.

Enfin cette mutation doit être financée et managée ! En portant l’effort sur les équipements et les connexions, on a longtemps négligé les coûts de la formation individuelle et de l’apprentissage du changement dans les habitudes de travail. Or dans l’administration comme ailleurs les innovations sont le plus souvent le fruit des compétences et des enthousiasmes de quelques-uns[6]. Passer de l’innovation à l’appropriation puis à la banalisation est toujours un parcours d’obstacles ...

 

Le PAGSI (voir note 1) lancé à Hourtin fin août 97 a donné un « coup de fouet » à ces projets et à ces pratiques. Le volontarisme politique, qui suppose que l’Etat donne l’exemple, assure la coordination des efforts et recherche la satisfaction de tous les acteurs, s’accompagne d’un engagement financier non négligeable : près de 6 milliards de F ont été engagés sur deux ans ... mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres[7] .

 

Une cinquième difficulté réside dans la capacité de persuasion des pouvoirs publics. Il faut que la modernisation soit « souhaitée » de part et d’autre (agents de l’administration et usagers). Or il n’est déjà pas facile pour les premiers de quitter l’anonymat protecteur (on se souvient de l’échec du port des badges aux guichets) ou d’assumer une responsabilité directe même s’ils le désirent (l’habitude est bien ancrée de signer «  sous couvert de » ...) et de répondre « en temps réel ». Il n’est pas facile pour les seconds d’avoir un accès égal aux nouveaux outils, de s’y repérer (la masse d’informations et d’entrées est exponentielle), de les manipuler avec efficacité (pour formuler une demande dans un cadre pré-construit il est souvent besoin d’une « alphabétisation » spécifique ....)

 

Les recommandations finales du rapport Lasserre (voir Annexe 1) n’évitent pas toujours les vœux pieux. Au moins le sous-titre invite-t-il raisonnablement à aller « vers une administration à accès pluriel ».

 

 

3 - Pendant les travaux, le PAGSI continue …

 

La création d’une « société de l’information solidaire » voulue par le Premier Ministre français s’est traduite depuis quatre ans par un nombre important d’initiatives de tous ordres :

- un correspondant TIC dans chaque ministère, une Mission interministérielle en appui technique, plus récemment un Conseil stratégique sur les technologies de l’information ;

- des missions et des rapports en grand nombre : une bonne trentaine ont été rendus publics, portant sur le commerce électronique, le livre numérique, la diffusion des données publiques, la régulation de l’internet, etc. Le dernier en date concerne l’adoption et le développement des logiciels libres dans l’administration ;

- des dispositions législatives et réglementaires (portant entre autres sur le basculement du minitel sur internet imposé à France Telecom, la mise en ligne de toutes les annonces légales des marchés publics, l’obligation faite à chaque ministère de mettre en ligne ses formulaires[8], la généralisation des téléprocédures[9]  ou le décret libéralisant la cryptologie[10]  et l’adaptation de la directive européenne sur la signature électronique[11] ;

- des plans de formation continue pour les agents, des appuis incitatifs aux expérimentations ;

- des créations d’outils (LégiFrance, AdmiFrance[12]) et récemment un « portail de l’administration (« service-public.fr ») dont le contenu et le design ont été proposés à la discussion d’un forum internet (entre le 6 août et le 30 septembre 1999, 165 contributions émanant de 125 personnes ont été reçues et analysées … - voir Annexe 2)

- au sein du Ministère de la Fonction publique[13] et de la Délégation interministérielle à la réforme de l’Etat le thème de la modernisation de l’administration par la mise en réseaux fait l’objet d’interventions soutenues tandis que Matignon s’emploie à nouer et développer des liens avec les acteurs associatifs et économiques de la « société de l’information ».

 

Last but not least, des discours d’accompagnement sont régulièrement énoncés pour justifier cette « mobilisation générale ». Ainsi dans le numéro de fin 1998 de la Revue Politique et Parlementaire, le délégué pour le multimédia auprès du directeur du Service d’Information Gouvernemental envisageait avec beaucoup d’optimisme « l’évolution de la communication publique » à l’heure de l’internet, « vers une communication de débat, d’explication et de mise à disposition de l’information ; vers une communication de proximité et de transversalité ; vers l’obtention du service lui-même et pas seulement de l’information sur le service ».

Plus récemment le Premier Ministre, rappelant en clôture du Forum international de gestion publique, le 19 décembre 2001, sa ligne de conduite pour la modernisation de l’Etat  - transparence et concertation ; rapprochement de l’administration et des citoyens ; recherche de l’efficacité - ne manquait pas de faire une large part aux TIC dans l’accomplissement des objectifs[14].

 

 

4 - Comparaisons européennes

 

Ces préoccupations, énoncées dans une réunion internationale, sont en effet largement partagées. L’Union européenne représente à la fois un accélérateur et un relais pour les initiatives françaises. Une dimension importante de l’initiative « e-europe » actée à Lisbonne en juin 2000  concerne les relations entre les administrations des Etats-nations au sein de l’Union : ils partagent un même besoin d’information rapide, de convergence et d’interopérabilité, ainsi que de feed-back. A ce niveau ils ont le souci de partager les best practices pour « avancer ensemble ».

 

Complétant une première étude de Bruno Oudet[15], un rapport de l’IEAP (institut européen d’administration publique) sur « l’usage des TIC dans les administrations européennes », a été rendu public lors de la 8ème réunion des ministres européens chargés de la fonction publique et de l’administration (Strasbourg, novembre 2000). En voici quelques extraits :

- l’Union dispose d’un instrument, le plan d’action « e-europe ». Adopté sous la présidence portugaise par les chefs d’Etat et de gouvernement, il comporte des objectifs opérationnels précis assortis d’un calendrier de réalisation (jusqu’en 2002) : mettre en place un internet moins cher, plus rapide et plus sûr ; investir dans les hommes et les compétences ; stimuler l’utilisation de l’internet ... ;

- on constate que le degré d’avancement des administrations. dans l’utilisation des NTIC est fonction du développement socio-économique général de chaque pays : les Etats au PIB par habitant élevé (France, Royaume-Uni) et les pays nordiques connaissent en effet une diffusion des TIC plus importante que les pays du sud de l’Europe ou l’Irlande (75% des Danois et 70% des Suédois accèdent à l’internet contre 7,3% des Espagnols et 5% des Grecs)[16] ;

- la double contrainte est permanente : pour développer l’administration « en ligne », il faut agir aux deux niveaux, interne aux administrations et externes ; or ce deuxième objectif est très inégalement abordé, comme en témoignent deux exemples :

a) deux dossiers particuliers conditionnent pour partie l’amélioration du service rendu aux usagers : la signature électronique et la facturation des services en ligne.

La majorité des Etats membres ont réalisé la transposition législative de la directive européenne du 13 décembre 1999 sur la signature électronique, mais les décrets d’application ont pris du retard (voir supra).

Pour le deuxième dossier, la plus grande hétérogénéité est de mise : lorsque des dispositions réglementaires ont été prises, on trouve une gratuité quasi totale dans les pays nordiques, de même qu’en Espagne et au Portugal, mais un principe de tripartition aux Pays-Bas (information juridique de base gratuite, coût marginal – de reproduction/diffusion - pour les informationss soumises à la transparence par la Loi sur la liberté d’accès, régime commercial pour 10% des services - les informations « à valeur ajoutée ») ; en Autriche, en Allemagne et au Royaume-Uni, il n’existe pas encore de ligne politique clairement définie et co-existent des services gratuits et payants ; en France comme au Luxembourg, la politique de tarification en cours de définition.[17] .

b) l’usage du dialogue électronique entre administration et citoyens est très répandu au Danemark, au Luxembourg et en France, pas du tout en Autriche, Belgique, Espagne, Irlande, Italie, Portugal.

On se permettra de noter que les forums proposés par les pouvoirs publics et les institutions politiques sont encore très peu fréquentés. En raison, peut-être, de la distance qui, dans le processus démocratique, sépare l’information et le débat du lieu de la décision , distance que le réseau est loin d’avoir abolie ?

 

Quant à l’action interne à l’administration, le rapport de l’IEAP se cantonne à des données statistiques disparates : 9,3% des agents connectés à l’internet en Belgique, 15% des ordinateurs de la fonction publique connectés en Espagne ; 35% des machines en France connectées à la messagerie électronique (on remarquera la réserve ...), contre 90% des agents aux Pays-Bas, 78% en Finlande, 65% en Suède, etc. (chiffres de septembre 2000).

 

Plus intéressant est le volume des formations aux TIC dans la formation continue des agents de l’administration. : il atteint 70% en Espagne, il se compose de cours gratuit pour chaque nouvel agent équipé en Autriche et en Finlande, (mais on ne sait pour combien d’heures) et 30 heures de formation pour 400 000 agents sont prévues en Italie.

 

 

Conclusion

 

Je terminerai en soulevant quatre points qui me paraissent soulever des problématiques intéressantes sur ces projets d’ »Etat en réseaux ».

 

L’intérêt et les limites du volontarisme politique

 

Epaulé par des discours d’explication et de sensibilisation, inscrit dans des initiatives multiples, assorti de moyens budgétaires conséquents, le chantier de l’Etat en réseaux demeure marqué par un « pilotage par l’offre ». Le bilan quantitatif est honorable : 1100 sites internet ont été ouverts par l’administration de l’Etat français au 1/12 /2000 ; l’accroissement du nombre de formulaires administratifs mis en ligne, le développement annoncé des téléprocédures, en sont la partie « visible » ; pour le back office la mobilisation continue. Une des difficultés d’application réside d’ailleurs dans la difficulté à redéfinir le rôle des Directions informatiques (qui doivent passer du « bunker » au conseil de terrain !). Une autre consiste dans la persistance d’une grande inégalité d’accès de la population aux outils numériques[18].

 

Le rapport de la Mission Lasserre porte en sous-titre «Vers une administration à accès pluriel ». Ce qui exprime son souci que les services rendus soient accessibles et homogènes quel que soit le canal : services en ligne, téléphonie, courrier ou guichets. C’est un des défis démocratiques soulevés par l’emploi des nouvelles technologies : en aucun cas elles ne peuvent et ne doivent, comme nous l’a appris la sociologie des usages, se substituer purement et simplement aux modes d’accès traditionnels, du moins avant que les usages ne soient stabilisés et appropriés par tous[19].

 

Mais en l’absence d’un véritable Observatoire des usages[20], comme il en existe dans plusieurs pays, notamment au Canada, les usagers restent, selon l’heureuse expression de Thierry Vedel, « un groupe social virtuel ».

 

Ceci rend très ardue la mesure des « progrès » dans l’avancée du chantier. Les décideurs ressentent une grande difficulté à évaluer les « gains » (financiers, mais aussi non matériels) , les usagers s’impliquent généralement sur le mode du « cahier de doléances ». Les ministres européens en charge de la Fonction publique ont adopté en novembre 2000 une première série d’ »indicateurs de performance » permettant d’effectuer des comparaisons sur les réalisations des pouvoirs publics dans le domaine de l’administration électronique ; une deuxième série devrait sous peu concerner la lisibilité et la qualité des contenus de l’information mise à disposition ; il est même envisagé de créer un Forum associant les administrations publiques et le secteur privé. Les experts en charge du dossier vont-ils pour autant rompre avec le déterminisme technique ? Rien n’est moins assuré …

 

La dimension non instrumentale des TIC

 

Les chercheurs en sciences de l’information et de la communication, comme leurs collègues de toutes disciplines des sciences humaines et sociales – et beaucoup parmi leurs collègues de sciences exactes et de SPI, comme en témoigne notre colloque, savent bien que deux visions du réseau coexistent sans nécessairement s'opposer : l'une est verticale, "que peut-on diffuser ?" ; l'autre est horizontale, "que peut-on partager, mutualiser, faire ensemble ?". L'une et l'autre sont structurantes tant au point de vue des architectures de réseau que de la dynamique de services et d'usages. La première, appuyée sur les producteurs d'information et de connaissance, concentrée entre les mains de peu d'acteurs dominants qui visent souvent un public global, se heurte constamment à ses limites ; la deuxième, celle de la société en réseau, commence à peine à être pensée.

 

L’information reste un enjeu de pouvoir : supprimer les entraves à sa circulation pour en faire un « bien commun » (portails, bases de données partagées au sein de l’Administration) suppose une sorte de « révolution culturelle ». Et pour passer de l’information à la communication (en travaillant l’ergonomie des sites, en faisant vivre les espaces d’échanges en ligne), le seul impératif de « modernisation » de l’administration ne peut suffire. D’autant que toute innovation amène une série de nouveaux problèmes à gérer.

 


Le brouillage des frontières entre la sphère privée et la sphère publique 

 

Le fonctionnement en réseaux de l’administration décloisonne ses services et augmente ses relations avec son environnement, c’est-a-dire les collectivités territoriales mais aussi les acteurs économiques et sociaux (entreprises, institutions, associations).

Je citerai à ce propos deux anecdotes : la Préfecture de Grenoble avait mis en place un système de commande en ligne des cartes grises dans les Agences locales du Dauphiné Libéré, il a dû être suspendu pour non conformité du document avec les normes officielles ! Un haut-fonctionnaire du Ministère des Finances aime parler des « clients » de Bercy (on voudrait croire que cet abus de langage tient à sa familiarité avec le modèle client-serveur … ) Plus sérieusement, pour l’éducation, l’une des priorités du PAGSI, chacun peut constater sur les réseaux, une nouvelle concurrence du secteur privé[21] : cette « industrialisation numérique » de la formation risque de mettre à mal les fondements du système public national[22].

S’ajoutent à cela les questions de privacy : protection des données personnelles, respect de la confidentialité, sécurisation des échanges, sont autant de domaines où la puissance publique se doit d’offrir les meilleures garanties. Même si aujourd’hui le e-marketing paraît plus menaçant qu’un Big Brother étatique, la Loi Informatique et Libertés qui date de 1978 attend toujours d’être refondue.

 

La redéfinition des services publics

 

 Cette problématique découle de la précédente : l’Etat en réseaux conduit-il vers un service public minimum pour les uns (les information have not) et un service public « de luxe » pour les autres ? La « nouvelle économie » des services liée au déclin de l’Etat-Providence peut-elle être implantée sans aggravation de la fracture sociale – qui, comme chacun sait, sous-tend toujours la « fracture numérique » ?

 

Je m’arrêterai sur ces interrogations, en vous remerciant de votre attention.

 

*

 



[1] Programme d’Action Gouvernemental pour la Société de l’Information (voir « Préparer l’entrée de la France dans la société de l’information », La Documentation française, 1998).

[2] C’est le titre du premier des trois volumes de « L’ère de l’information » publiés chez Fayard en 1998 et 1999.

[3] Parmi les rares études critiques, on pourra se reporter utilement à l’article de Nicholas Garnham « La théorie de la société de l’information en tant qu’idéologie  : une critique », Réseaux n°101, 2000.

[4]  Au 26 janvier 2001, 90 SIT sont en fonctionnement et le « branchement » des collectivités locales a reçu un avis favorable du gouvernement ;

[5]  On conviendra avec Paul Ricoeur que « le site de l’Etat n’est plus clair dans la conscience des citoyens ».

[6] cf un article d’octobre 96 sur « les habits numériques de la république » dans le défunt magazine Planète Internet ou l’ouvrage de Jean-Paul Baquiast « Les administrations et les Autoroutes de l’Information » publié en 1996 aux Editions d’Organisation.

[7] cf l’article « Bureaucratie.fr » dans Libération du 5 novembre 1999.

[8]  Début 2001, 26 sites publics sont autorisés à diffuser des formulaires en ligne ; 7 relèvent de l’administration centrale, 19 de services déconcentrés.

[9] cf la circulaire Jospin du 31-12-99 enjoignant à tous les ministères de mettre en ligne tous les formulaires administratifs. On en compte 613 à ce jour sur les 1656 en vigueur, contre 334 fin 99 … On avance lentement mais sûrement !

[10]  daté du 17 mars 2000

[11]  la Loi votée le 13 mars 2000 attend encore ses décrets d’application

[12]  Créé il y a deux ans, le site reçoit 350 000 visites par mois.

[13] cf Michel Sapin in Le Monde interactif du 31/01/2001

[14]  voir www .premier-ministre.gouv.fr

[15]  « Internet et les administrations à l’étranger », étude pour le Commissariat général du Plan, septembre 1998.

[16] Au Portugal, le conseil des ministres a adopté, le 7 février dernier, un projet de loi sur la société de l’information dont l'une des dispositions les plus importantes prévoit l'entrée en vigueur des lois dès leur publication sur Internet et non plus, comme en France, à la date de parution du Diaro da Republica, l'équivalent du Journal Officiel. Les députés devraient voter cette loi sans problème dans les prochaines semaines. Outre cette nouveauté législative, le conseil des ministres a également voté, dans le cadre d’un programme de promotion de l’Internet, la possibilité de s’inscrire en ligne à tous les concours administratifs, sur le portail de l’administration portugaise. Cette rubrique, intitulée « Service public direct », a été inaugurée lundi 5 février par le Premier ministre Antonio Guterres. "Grâce à ce système, le dialogue entre le citoyen et l’État est simplifié, plus direct. Plus besoin de se déplacer pour récupérer un simple document officiel", annonce le gouvernement. Plus de déplacements, mais ce service n’est pas gratuit. Les Portugais devront payer pour se procurer des fiches d’État civil ou un quelconque acte notarial. Reste maintenant à savoir combien.

[17]  cf « Diffusion des données publiques et révolution numérique », Commissariat Général du Plan, rapport de l’atelier présidé par Dieudonné Mandelkern, La Documentation française, novembre 1999.

[18]  On notera la création récente (février 2001) d’une nouvelle Mission interministérielle pour l’accès public à la micro-informatique, à l’internet et au multimédia.

 

[19]  La stratégie de sensibilisation (awareness) est constante : ainsi pour marquer l’ouverture de la 4ème Fête de l’Internet, Lionel Jospin a réuni le 1er mars à 18 h,  à l’hôtel Matignon, les acteurs du développement de la société de l’information en France, animateurs d’associations, responsables d’entreprises, élus, scientifiques, universitaires, artistes, étudiants et agents de l’Etat. Participant une nouvelle fois à cette manifestation, les administrations et les services publics ont présenté, à cette occasion, « la richesse et la diversité des sites Internet publics ». L’ensemble des ministères s’est ainsi associé cette année pour créer une présentation en ligne interactive ~: «~Internet public en fête~». Dès le 2 mars 2001, cette manifestation virtuelle était accessible depuis la page d’accueil de chacun des sites publics.

[20]  La suggestion, présentée dans l’atelier 5, n’a pas retenu l’attention des rapporteurs …

[21] cf la tenue du premier World Education Market au Canada en 2000

[22] La Suède a franchi le pas : à la manière d’une grande entreprise, le gouvernement suédois a mis en ligne en août dernier un réseau d’e-learning concernant TOUS les travailleurs du pays. Le NKN (Competence Network of Norvegian Business & Industry) a réuni entreprises, syndicats et associations professionnelles pour construire la plate-forme de mise à jour des compétences professionnelles pour 17 000 entreprises et 4 millions de personnes (l’ensemble de la population active). L’entreprise Saba a réalisé cette plate-forme qui contient les offres de plus de 40 fournisseurs internationaux de contenus de formation, accessibles par PC+internet et qui met en interconnection des agences gouvernementales, des universités, des écoles professionnelles ou spécialisées, les syndicats et la population active.