TIC, séduction, division

Wesley Metham

Université de Sydney

 

wmet5328@mail.usyd.edu.au

 

 

Sur le marché académique des idées, l'Internet a fait proliférer les théories d'une manière qui ressemble à la folie des spéculations financières au milieu des années 90. Une bonne part de cette offre théorique porte sur des hybrides qui incluent des éléments de politique théorique, d'analyse culturelle et de philosophie structuraliste. Beaucoup prennent comme acquis le caractère anarchisant d'Internet. Qu'ils appliquent des théories de la subjectivité dispersée ou des interprétations des pratiques glissantes de la censure et du contrôle gouvernemental du cyberspace, les commentateurs concluent souvent que l'Internet fera une contribution spécifique et importante à une subers ion fondamentale et permanente de l'Etat.

 

Cependant les bases philosophiques de ces assertions peuvent être contestées. On peut notamment s'appuyer sur les travaux de deux philosophes qui fournissent des bases, comparables et originales, pour une analyse critique des dimensions anarchisantes de la société de l'information: Jean Baudrillard et Giorgio Agamben. Je tenterai ici une comparaison de ces deux auteurs, en particulier pour ce qui concerne leurs vues respectives de l'Etat et de la possibilité d'en saper les pouvoirs colonisateurs.

 

La nouveauté de ces deux auteurs est qu'ils établissent l'un comme l'autre un relation entre Etat et identité qui élude le fait que l'Etat n'a qu'une capacité limitée à reconnaître et à intégrer une certaine pluralité d'identités. La politique de séduction de Baudrillard me permet d'interpréter et d'élargir le concept agambemien d' "singularité quelconque", et de développer une interprétation de ces concepts dans les termes des TIC comme une métaphore de la fin de l'Etat.

 

Manuel Castells représente une tradition majeure qui extrapole les possibilités du politique à partir des infrastructures informationnelles globales. Dans la série de trois volumes que recouvre le titre L'âge de l'information, il reprend l'argument classique qu'en faisant émerger des identités puissamment résistantes, l'âge de l'information ouvre une crise de légitimation de l'extrême pluralisme de l'Etat démocratique libéral. Dans cette tradition, les TIC fonctionnent comme une métaphore des défis socio-politiques lancés par un espace social radicalement plural. Le TIC sont vus comme un moyen de faire émerger des identités qui, autrement, auraient été historiquement réprimées par d'autres identités dominantes.

 

Dans l'œuvre de Castells se pose un récit historique qui pose le XVIIIeme siècle comme fondateur de l'Etat démocratique libéral, en tant que "construit sur la négation des identités historico-culturelles de ses constituants au profit des identités les plus conformes aux groupes dominants qui sont à l'origine de l'Etat" (Castells, 270). Prenant l'identité et le fonctionnement socio-politique comme leitmotiv de sa pensée, Castells caractérise le moment constitutif démocratique libéral comme celui qui établit l' "identité légitimante" dominante et dominatrice, c'est à dire le  citoyen bourgeois libéral.

 

Castells propose son concept de "société en réseau", scène globale où des noeuds de pouvoir interconnectés opèrent à de multiples niveaux d'autorité, en contrepoint historique avec l'ère libérale démocratique. Un des traits caractéristiques de la société en réseau est l' "identité de résistance" qui s'approprie souvent les outils de la globalisation et les utilise pour défier les modes établis d'hégémonie. Ici, les structures particulières aux nouvelles TIC sont introduites comme présentant une importance fondamentale pour l'histoire de l'Etat libéral-démocratique. L'Internet est posé comme un lieu où les identités marginales, de droite comme de gauche, trouvent l'opportunité de constituer à la fois des réseaux directs de participation et des réseaux indirects de communication globale.

 

Cependant, dès que l'on soulève ces questions d'infrastructure de communication et de réseaux, l'on n'est pas éloigné des défis posés par les théories de la subjectivité. Une bonne partie des travaux menés par Jean Baudrillard durant les années 1980 et 1990, y compris sa théorie de la séduction conduisent à le penser.

 

Dans Séduction, le projet de Baudrillard est de constituer la politique de la séduction en opposition à la psychanalyse. Celle-ci, et sa cure par la parole, sont censées appartenir à l'ordre de la production, qui tente de "forcer ce qui relève d'un autre ordre (celui de l'intimité et de la séduction) à se matérialiser". C'est seulement par la séduction, par le développement du caché, que nous pouvons trouver ce lieu qui "seul constitue la gratification pure (la jouissance)". Pour Baudrillard, Freud est obsédé par la production de la vie mentale, avec une mise en avant constante du matériau mental inconscient, et cela le conduit à borner ses vues de la subjectivité humaine par les "axiomes de la sexualité".

 

Pour autant, le rôle de la séduction chez  Baudrillard ne se limite pas à une critique de Freud. Il s'agit plutôt d'un trait implicite et explicite de son commentaire sur la communication de masse et les mass media (et, comme son concept complémentaire de l'échange symbolique, pourrait être considéré comme la base normative essentielle de sa pensée). C'est l'ubiquité et l'omniprésence de la communication de masse qui institutionnalise et socialise son opposé : la "société obscène". Un lecture synthétique de l'importance qu'il attache à la séduction (dans Séduction) et sa description du statut contemporain de l'obscénité (dans des textes comme The Ecstasy of Communication et  In the Shadow of the Silent Majority), nous permet de comprendre son affirmation paradoxale :  "Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d'information, et de moins en moins de sens".

 

Baudrillard a tendance à parler des réseaux informationnels et des nœuds de pouvoir corrélatifs, d'une manière différente de celle de Castells. Chez lui, c'est plutôt la télévision qui domine comme symbole de la société obscène. Cependant, en termes baudrillardiens, le modèle castellien de la société en réseau peut se caractériser comme l'objectif globalisant de production. Ici encore, il ne s'agit pas de modes de production dans l'interprétation marxienne du monde capitaliste. Ni d'un accent mis sur la production pour évoquer les dimensions manipulatrices de la production d'identité, à la manière d'une critique des idéologies. Ce qui devient important, en revanche, c'est l'opposition maîtresse entre production et séduction. Ici, le réseau informationnel ne se présente pas comme un défi à l'identité légitimante de l'Etat libéral démocratique, mais comme une colonisation de la séduction elle-même.

 

Ainsi, la projection par Baudrillard de son opposition séduction-production sur la scène contemporaine des mass-media semble particulièrement pertinente pour analyser l'Internet et les aspirations politiques qu'on lui attribue souvent. En poursuivant l'élaboration d'une base théorique pour comprendre les implications politiques des TIC globalisantes, je tente d'établir un parallèle entre la théorie de la séduction chez Baudrillard et la théorie de l' "singularité quelconque" chez Agamben. A la différence de Baudrillard, Agamben n'est pas explicitement impliqué dans une théorie de la culture de masse, de la communication de masse. Cependant, la théorie de Baudrillard sur la société obscène, sur la société qui produit l'information, qui dégrade et pervertit la séduction, peut s'adapter au monde d'Agamben.

 

La singularité quelconque est le trait le plus important du travail d'Agamben, et de sa conception de la "communauté qui vient". Pour lui, ces identités ne se basent pas sur une "revendication de la société contre l'Etat. Il s'agit plutôt d'identités qui "ne peuvent pas former une societas à l'intérieur de la société du spectacle, parce qu'elles ne possèdent aucune identité et ne peuvent revendiquer aucun ancrage social pour obtenir la reconnaissance" (Agamben, 87).

 

Cette notion de d'agence politique, ou d'absence d'agence, ressemble fortement à la politique de la séduction de Baudrillard. Dans les deux cas, c'est le retrait plutôt que l'assertion d'une reconnaissance institutionnelle d'identité qui est la stratégie marquante. Dans les deux cas, l'ordre de la réalité est subordonné à une politique de dissimulation et de recouvrement de ce que l'Etat peut coloniser et s'approprier. Cependant, Agamben utilise un langage qui le rattache à une philosophie politique archarchisante, qui contraste avec la méthodologie implosive de la "théorie fatale" de Baudrillard. Ainsi, Agamben pose les traits distinctifs de la singularité quelconque en opposition avec la capacité d'affronter l'Etat :

 

"Dans l'analyse finale, l'Etat peut reconnaître toute revendication d'identité - même celle d'une identité d'Etat au sein de lui-même... Mais ce que l'Etat ne peut tolérer en aucune manière, c'est que des singularités forment une communauté sans revendiquer une identité, c'est que des être humains co-appartiennent sans qu'on puisse représenter les conditions de cette appartenance". (Agamben, 85).

 

Ainsi, pour Agamben, seule une politique de séduction peut ouvrir une crise dans l'Etat libéral-démocratique. Les politiques de ces identités quelconques, ces acteurs de politiques de moyens sans finalités, viennent  immédiatement en regard des identités de résistance de Castells. Ces dernières sont présentées comme introduisant une crise dans la démocratie libérale par leur contribution à la pluralité radicale. Chez Agamben, en revanche, les identités quelconques semblent des coquilles de résistance vides, séduisant l'Etat pour leur insouciance même à poser leurs revendications. 

 

Dans le même temps, elles ont une place tout aussi différenciée dans la société en réseau de Castells. Si,  d'un point de vue baudrillardien, Internet se caractérise sociologiquement par sa propension à produire de l'identité, il n'a qu'une pertinence ambivalente dans la politique de moyens sans finalités d'Agamben. Allons plus loin : si l'Etat agambenien semble pouvoir continuellement s'approprier des identités qui possèdent et affirment leur contenu, alors la production expansive d'identités visée par l'Internet comporte un potentiel cauchemardesque pour la continuation de l'Etat.

 

Cependant, pouvons-nous si aisément réduire les TIC, et Internet en particulier, à une métaphore d'une évolution politique dans le sens de la pluralité ? Pourrions-nous imaginer quelque moyen de réconcilier les politiques de séduction de Baudrillard et d'Agamben avec le récit modernisant de Castells ?

 

Nous pourrions par exemple suggérer que si l'action du réseau n'est pas d'emblée constitutive d'une identité hybride et plurielle, alors on peut postuler que son action nous sensibilise, comme utilisateurs et comme observateurs, aux relations changeantes de la division. Il ne s'agit pas de la division au sens de la lutte des classes. Ce terme de division est plutôt à prendre comme évoquant à la fois des relations fluides entre identités particularisées et la nécessité d'absences construites par la création même de telles identités. Autrement dit, à travers la lunette de la division, nous pourrions comprendre le réseau comme une infrastructure d'identité qui nous fait prendre conscience de la nécessité tant de la présence la plus immédiate d'une identité particulière et de la plus immédiate absence induite par une telle identité. En ce sens, nous devenons conscients d'une politique où séduction et production communiquent et coexistent.

 

Je voudrais proposer un modèle de l'Internet qui permette de le comprendre en termes de réseaux de séduction. Ce sont des réseaux où les identités particulières non seulement renforcent leurs propres réseaux dans le contexte de l'Etat libéral-démocratique mais aussi, par leur présence dans la même infrastructure globale de TIC, se séduisent continuellement les uns les autre. Une telle lecture nous permettrait d'aller vers une compréhension des TICs qui extrapole leurs possibilités politiques, mais de manière à prendre en compte la nouvelle base de critique de l'Etat que nous offrent les travaux de Baudrillard et Agamben.

 

Bibliographie

 

Agamben Giorgio. Means withoud end : notes on politics. Minneapolis. University of Minnesota Press. C2000.

Baudrillard Jean. In the shadow of the silent majority. New York City. Semiotext(e). C 1983

Baudrillard Jean. Seduction. Basingstoke. Macmillan Education 1990.

Castelles Manuel. The rise of the network society. Maldn, Mass. Blackwell 1997.