L’INFORMATIQUE N’EST PAS UNE TECHNONOGIE COMME LES AUTRES

 

Guy Lacroix

 

Centre Pierre Naville (Université d’Evry)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourquoi avons-nous tant de mal à élaborer une critique de l’informatique ? Et pour quelles raisons ces critiques rencontrent-elles autant de difficultés à se faire entendre ? Je me propose de fournir quelques éléments de réponses à ces questions en partant d’un constat élémentaire : l’informatique n’est pas une technologie comme les autres ; elle est au cœur de la déclinaison sociale d’un nouveau paradigme transversal : celui de l’information. Et cette déclinaison n’est pas innocente, elle fait de l’informatique à la fois une technologie de pouvoir et une idéologie.

 

Ces caractéristiques mettent en relief quelques insuffisances des théories que nous utilisons pour construire une critique de l’informatisation. Les approches savantes (sciences humaines et sciences dures), comme celles des acteurs sociaux (citoyens, hommes politiques, syndicats), sont atomisées et manquent de transversalité. Mais surtout, elles butent sur un certain nombre de points aveugles. Certaines sont spécifiques à l’informatisation, d’autres ne lui sont pas propres (comme la question de l’Etat et des bureaucraties, ou du progrès des sciences et des techniques). Quoiqu’il en soit, l’existence de l’informatisation apporte un nouvel éclairage sur les questions anciennes sans que nous disposions, pour l’instant, d’outils intellectuels adéquats nous permettant de penser les multiples propriétés d’une “ information ” présente à la fois dans les machines et le vivant. Une information dont la mise en forme constitue un enjeu fondamental pour les pouvoirs, puisqu’elle touche aussi bien à la réorganisation des institutions et du travail qu’aux représentations sociales.

 

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ce soit la critique la plus “ modeste ” de l’informatisation (pour aller vite : “ informatique et liberté ”), qui ait donné les résultats les plus concrets en explorant les voies d’un consensus démocratique. Ce bricolage au coup par coup qui consiste à poser des limites aux délires potentiels de l’informatisation est éminemment positif. Mais il n’est efficace que dans la mesure où il participe d’une régulation systémique des pouvoirs ; il est essentiellement défensif et il se paie par le rejet à la marge des interrogations plus radicales. Pour fonctionner il doit laisser dans le refoulé les questions les plus sensibles, et peut être les plus fondamentales ; celles qui risquent de remettre en cause la forme prise aujourd’hui, en occident, par un “ consensus démocratique ” dont les fondements institutionnels et identitaires, soumis à de terribles tensions, sont profondément retravaillés par l’informatisation.

 

Je prendrai l’informatique (en tant que technologie de pouvoir et qu’idéologie), comme analyseur des transformations d’un certain nombre de valeurs fondamentales du consensus démocratique. Je considèrerai tout particulièrement la gestion de la tension permanente entre l’affirmation abstraite du principe d’égalité et la reconduction des inégalités “ réelles ” (entre les individus et les groupes sociaux), ainsi que la relation univoque instituée entre essor des sciences et des techniques, et progrès sociaux. L’informatisation, telle qu’elle a été mise en œuvre depuis son origine, est éminemment conservatrice. Elle mène un incessant combat pour contingenter et circonscrire les aspects potentiellement subversifs des technologies informationnelles. Quant à l’idéologie informaticienne, elle constitue bien davantage qu’un discours d’accompagnement. En naturalisant les choix organisationnels et en organisant le refoulement sur certaines potentialités de l’informatisation, elle s’efforce de préserver les fondements de rapports sociaux que la dynamique de l’informatique déstabilise en permanence.

 

C’est en me plaçant dans la logique d’une instrumentation des choix organisationnels et des représentations sociales, que je me propose d’examiner comment s’agence la mise en compatibilité de la transformation des organisations avec les représentations sociales. Le formatage des identités passe par l’intermédiaire de la construction de référentiels qui prolongent, en les transformant, des éléments présents dans les démocraties depuis la victoire de la conception du monde de la bourgeoisie sur celle de la noblesse. Mais elle les métamorphose en s’appuyant sur une déclinaison mutilante du paradigme informationnel qui déborde largement du domaine de l’informatique, puisqu’il contamine aujourd’hui la génomique.